Le théâtre polonais, c’est de la folie
La compagnie d’Elizabeth Czerczuk, à Paris, développe un art cathartique expérimental d’une grande singularité.
Derrière une façade discrète de la rue Marsoulan, dans un XIIe arrondissement où les lieux culturels se font rares, le Théâtre Elizabeth Czerczuk offre au visiteur un dépaysement immédiat. Rouvert le 5 novembre, après des travaux qui, selon les habitués, l’ont rendu méconnaissable, l’endroit nous introduit dans l’univers tout en contrastes de l’artiste d’origine polonaise.
Peintures noir et rouge, lustres en cristal, mannequins de plastique aux tenues dignes de films d’épouvante de série B… Nous sommes là très loin des atmosphères neutres de nos théâtres publics, conçus pour accueillir des esthétiques diverses. Rien à voir non plus avec le luxe désuet affiché par la plupart des théâtres privés. Privé, le Théâtre Elizabeth Czerczuk l’est pourtant. Mais d’une manière bien à lui. Propriété de la compagnie dont il porte le nom, il est le laboratoire d’un théâtre qui puise ses racines chez les grands maîtres polonais des années 1950-1970.
C’est au bar du théâtre, au début du spectacle Dementia Praecox 2.0, que nous rencontrons Elizabeth Czerczuk. Vêtue d’une robe blanche aux armatures apparentes, une poupée dans les bras, elle va comme chaque soir à la rencontre du public avec les interprètes de sa pièce. Le visage livide et la tête ceinte de bandelettes, habillés de blouses d’hôpital, agités par des tremblements mais le sourire aux lèvres, ils entraînent leurs convives d’un soir jusqu’à une baignoire installée un peu plus loin. À l’intérieur, un jeune homme presque nu se laisse frotter le corps par un compagnon muni d’une brosse, tandis que d’autres entreprennent de le tirer à travers le hall du théâtre.
« Je veux entrer en contact de manière directe avec le spectateur. Lui offrir une catharsis qui lui permette de s’extirper un temps du galop quotidien dans lequel nous vivons », explique l’artiste. Tous aussi intenses, souvent chorégraphiques, une série de tableaux de folie se succèdent. Glaçants et drôles à la fois. Superbes.
Aménagée pour l’occasion en un dispositif bifrontal, la salle transformable de 200 places offre un espace idéal à la révélation des tics et des obsessions de chacun des vingt personnages, plus les trois musiciens qui rythment leurs étranges rituels. Parmi ces créatures remuantes, certaines se détachent. Une nonne aux déhanchements et au swing spectaculaires, notamment, ainsi qu’un poète qui s’exprime par citations. Parmi lesquelles des bribes du Fou et la Nonne (1923) de l’écrivain, philosophe et peintre Stanislaw Witkiewicz (1851-1939), méconnu en France mais célèbre en Pologne.
Auteur favori d’Elizabeth Czerczuk, ce dernier est à l’origine de bon nombre des spectacles qu’elle crée depuis 1992 avec sa compagnie. Comme Requiem pour les artistes, par exemple, spectacle-hommage à Witkiewicz, à Antonin Artaud et à Tadeusz Kantor (1915-1990), avec qui elle a fait ses débuts en Pologne, où elle a aussi travaillé avec Jerzy Grotowski (1933-1999). Un artiste dont le « théâtre pauvre », centré sur le corps de l’acteur, a marqué les scènes françaises et internationales à partir des années 1970.
En mars prochain, Matka, librement inspiré de La Mère, de Witkiewicz, viendra clore le triptyque sur le purgatoire entamé avec Requiem. Après quoi, Elizabeth Czerczuk poursuivra le développement de son théâtre, qu’elle revendique comme « total » et « métaphysique ». « Métissé » également, du fait de son ancrage français de longue date – dès 1991, elle est entrée au Conservatoire de Paris où elle a suivi l’enseignement de Daniel Mesguich, de Philippe Adrien ou encore de Jean-Pierre Vincent – et de son désir de trouver un langage adapté à son public. Un public qu’elle juge « très différent de celui de ses maîtres ». « Soumis non seulement à un autre rythme de vie, mais aussi à un flux d’images que le théâtre doit permettre d’interrompre le temps d’une représentation. Pour nous reconnecter à notre part de fantasmes. »
Autant qu’un théâtre cathartique, c’est donc un théâtre de résistance que pratique Elizabeth Czerczuk, accompagnée par des artistes fidèles et de nouvelles recrues. Par les élèves de son Laboratoire d’expression théâtrale aussi, qu’elle forme tout au long de l’année à son « théâtre du corps et de l’émotion ». À son art du paradoxe, où la mort est pleine de tendresse et la folie très saine dans son refus du prêt-à-penser. Dans son goût de l’échange et de la réflexion qui fait du lieu d’Elizabeth Czerczuk un endroit à part, lequel accueillera bientôt en résidence d’autres compagnies aux esthétiques « radicales ». Un adjectif que la maîtresse des lieux ne craint pas d’employer en ces temps de modération théâtrale.
Dementia Praecox 2.0, Théâtre Elizabeth Czerczuk, 20, rue de Marsoulan, Paris XIIe. Du 11 au 27 janvier, puis du 1er au 10 février. Tél. : 01 84 83 08 80 ou www.theatreelizabethczerczuk.fr