« L’Usine de rien », de Pedro Pinho : La recherche du travail perdu

L’Usine de rien, du Portugais Pedro Pinho, est un film gigogne sur la difficulté à penser le monde ouvrier dans un avenir désindustrialisé.

Ingrid Merckx  • 13 décembre 2017 abonnés
« L’Usine de rien », de Pedro Pinho : La recherche du travail perdu
© photo : Vasco Viana

Que fait un ouvrier quand il ne travaille pas ? Quand il ne peut plus travailler ? Quand on lui a pris sa machine mais qu’il doit rester à son poste malgré tout ? Dans un silence inhabituel, dans le froid hivernal d’un entrepôt même plus réchauffé par l’activité, certains jouent avec des bris de métal sur des établis nickels, ou se les lancent d’un poste à l’autre comme on jetterait des cailloux dans l’eau. D’autres allument la radio. D’autres encore jouent au ballon avant de se faire enguirlander par ceux qui redoutent de perdre leur travail… Mais leur travail est perdu. Volé. Délocalisé.

C’est le constat premier, révolté, de L’Usine de rien, du Portugais Pedro Pinho et du collectif de réalisateurs Terratreme, qui oscille entre chronique contemporaine sur une occupation d’usine et conte philosophico-politique dans une ère post-capitaliste.

Les ouvriers de cette fabrique de pièces pour ascenseurs située dans une ville industrielle au nord de Lisbonne ont été appelés pendant la nuit parce que des gars louches embarquaient leurs machines. Ils se sont interposés, ont sauvé ce qu’ils pouvaient et ont décidé de se relayer pour garder les lieux. Au petit matin, le boss a filé sous leur nez. Avant que ne débarque une équipe de « nettoyeurs » qui leur propose, dans le verbiage luisant du marketing, des sommes assez importantes pour les convaincre d’aller tenter leur chance ailleurs.

« C’est une opportunité », ose la chargée des liquidations, qui pousse le vice jusqu’à aller se faire faire les ongles par Carla, la femme, esthéticienne, de Zé, l’un des ouvriers. « Peut-être pourriez-vous convaincre votre mari… », tente la perfide devant cette immigrée qui peine à joindre les deux bouts. Carla est la mère de Jaime, garçon un peu agité dont s’occupe beaucoup Zé et qui est le seul enfant du film. Un petit Mowgli perdu dans une jungle de tuyaux et de prédateurs anonymes. Un lutin, un reste de sauvage et de fantaisie papillonnant dans les ruines.

« Tu pensais nous regarder comme des animaux au zoo dans ta fable néoréaliste ? », jette Zé à Daniele, un réalisateur un peu zonard avec l’accent français, qui apparaît d’abord dans des séquences à part, composant un contrechamp théorique sur la désindustrialisation en Europe. Daniele incarne une sorte de voix off qui s’invite physiquement dans le champ et s’y installe avec l’idée de réaliser un film sur ce qui est en train de se passer dans cette usine suspendue.

Ce film dans le film, cette expérience gigogne, est d’abord un enjeu de cinéma : que montrer de cette occupation ? Quelles images ? Quelles scènes ? « Pourriez-vous parler un peu de comment vous voyez l’avenir ? », demande ainsi Daniele à trois ouvriers qu’il filme autour d’un feu de camp. « Ben, on parle de nous, de notre vie de tous les jours… », rétorquent-ils, un peu interloqués par la nécessité de se mettre en scène.

Cette séquence autour du feu revient plusieurs fois dans L’Usine de rien, film qui montre ses coutures à mesure que l’idée de reprendre l’usine en autogestion prend forme. De même que Daniele entend filmer une conversion, il affiche la participation des ouvriers au film qui les concerne. Consultés, les ouvriers coconstruisent les images qu’ils reflètent et le regard que l’on peut porter sur elles. Jusqu’à renvoyer théorie et utopie dans les cordes.

Le choc a lieu autour d’une séquence insolite : des intellectuels polyglottes – qui ne seront pas présentés et ne réapparaîtront pas – dissertent en dînant sur l’intérêt écoresponsable de la désindustrialisation. Acmé ou parenthèse, ce dîner confine au plan de coupe qui surcharge l’arrière-plan du film, que les images balayant un paysage industriel décadent suffisaient à dessiner. Mais ce dîner introduit une confrontation entre aspiration à un monde nouveau et moyens d’y parvenir : les ouvriers d’aujourd’hui seront-ils les ouvriers de demain ? Et comment survivre dans l’intervalle ?

« Nous sommes le capitalisme ! », jette ainsi Zé au réalisateur opportuniste, qui semble oublier que la machine peut entraîner dans sa perte l’homme qui l’actionnait. Si bien que l’autogestion et le projet de coopérative qui se profilent apparaissent moins comme une utopie réaliste que comme une solution pragmatique à court terme : c’est ça ou rien. Un résidu de révolution ancienne qui n’a pas encore fait peau neuve. Bleus de travail, pulls épais dans des locaux mal chauffés, blousons des années 1980, établis plus soignés que les corps, L’Usine de rien célèbre la chair à machine.

Le film s’imprègne d’un événement réel : le passage en coopérative des ouvriers d’une usine occupée pendant la révolution des Œillets en 1974. Il tend vers un style documentaire mais avec des comédiens jouant leur propre rôle et qui, comme il n’y a pas grand-chose à « jouer », se mettent à inventer des séquences surréalistes et burlesques, comme cette échappée vers une comédie musicale surprenante et réjouissante.

Aux deux tiers, le film bascule dans un autre imaginaire. Le plus troublant étant peut-être l’attachement des ouvriers à cette usine, métonymie de leur outil de travail mais aussi de leur milieu de vie, comme on le dirait d’espèces vivant dans un écosystème qui s’éteint. Soit ils y ont sué sang et eau, soit ils ne croient ni à l’arrivée des indemnités ni à leur reconversion, mais ils tiennent les lieux comme on tient une position à la fin d’une guerre, qu’on la juge vaine ou nécessaire. Les armes sont enterrées. Le paysage ressemble à un champ de bataille. Les soldats à des survivants. Reste à reconstruire. À reprendre le travail.

L’Usine de rien, Pedro Pinho, 1 h 57.

Cinéma
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