Mon voisin le communard
L’enquête de Raphaël Meyssan sur la Commune se fonde sur des gravures, des archives et des témoignages, dont celui, bouleversant, de Victorine B.
dans l’hebdo N° 1481 Acheter ce numéro
C’est une enquête dans le passé. Le narrateur, qui vit de nos jours et s’exprime à la première personne, est sur les traces d’un homme, Lavalette, qui aurait habité dans sa rue au temps de la Commune. Ce « voisin » l’entraîne d’abord aux archives historiques de la Ville de Paris. Sur les planches de ce roman graphique, apparaît ce que voit le narrateur : gravures, plans, documents… Et quand il se met en scène au bistro avec des amis, tous sont représentés en habits d’époque.
Dans Les Damnés de la commune, les personnages du présent se propulsent dans les quelques années qui ont précédé 1871. Le texte de la narration est inscrit dans de petits cartouches d’une rigueur d’architecte, couleur terre-de-Sienne. « J’essaye de -m’imaginer Paris il y a un siècle et demi. Le métro n’existe pas encore. Les voitures sont à cheval. Les rues sont éclairées au gaz. La tour Eiffel n’existe pas. Sur la butte Montmartre, pas de basilique mais un terrain vague. » Le texte de l’époque est sur fond blanc, cartouches ou bulles, car les gravures se mettent à parler : « C’est Lavalette à la tribune ? – D’ici, difficile de savoir. »
Lavalette, ouvrier plombier, fut membre du comité central de la Garde nationale sous la Commune. En 1868, il était repéré comme « agitateur surveillé dans les réunions publiques ». Il se réunissait avec d’autres salle Favier, dans le quartier de Belleville, aujourd’hui une boulangerie, ou aux Folies-Belleville, un cabaret « devenu un supermarché… », commente le narrateur embarqué, qui garde en tête son Paris à lui, comme des calques qu’il soulève. « Je suis parti à la recherche de je ne sais trop quoi. Un petit quelque chose perdu en chemin. Une partie de nous-mêmes qu’on aurait négligée. Un bout de notre histoire laissé sur le côté. »
Négligée, la Commune ? « Jamais entendu parler à l’école ! », affirme Raphaël Meyssan, auteur de cette BD venue répondre à son besoin de trouver un « socle de références » en France, après une réflexion sur les révolutions, notamment en Amérique latine. Rien sur la Commune dans les manuels scolaires pendant des décennies. Depuis le centenaire, l’épisode y figure, mais à la fin. « Les profs qui parlent de la Commune aujourd’hui sont ceux qui le veulent bien ! »
Devenu graphiste après des études de sciences politiques, Raphaël Meyssan a plongé dans la Commune en lisant une BD. Quand l’idée d’un travail personnel a germé, il a dû faire face à un handicap : il ne dessine pas et voulait travailler seul, sans illustrateur. Il s’est donc lancé dans une quête de livres et de journaux d’époque, jusqu’à constituer une belle collection de gravures et de témoignages. Il a numérisé les premières et les a mises en scène sans y toucher. Les témoignages aussi sont intacts, ou presque : « La BD est un art de la concision, j’ai dû couper des phrases, changer des temps pour que ça cadre avec la narration, ajouter de la ponctuation, avoue Raphaël Meyssan, qui, en six ans de travail, a vécu une semaine de malaise après avoir retiré deux mots à Victor Hugo dans le passage sur les discours à l’Assemblée_. Je ne suis pas historien, mais je voulais montrer sans transformer, raconter sans romancer._ Partir de l’image que les personnages avaient de leur époque. »
Sur Lavalette, le narrateur ne trouve que des rapports de police. En mal d’informations, il tombe sur les mémoires de Victorine, jeune femme qui raconte comment elle a fondé une boulangerie coopérative, qui a périclité, et comment son petit garçon est mort dans ses bras avant d’être enterré dans une fosse commune. « Mes héros étaient si pauvres qu’ils n’ont pas même laissé une pierre dans un cimetière. » Le 4 septembre 1870, quand la foule envahit le Palais-Bourbon, Victorine est dans le tumulte, Lavalette à la tribune. Ces deux personnages permettent au narrateur de multiplier les points de vue. « Lorsque les Prussiens s’approchèrent de Paris, on fit entrer tous les habitants des alentours, suivis de leurs bestiaux et leurs basses-cours », écrit Victorine le 31 octobre. Les trains ne quittent plus Paris. Des « ballons montés » naviguent alors sur les pages, survolant les faubourgs avec Léon Gambetta à bord.
C’est l’agencement des cases dans des formats multiples et les gros plans sur des manuscrits qui rythment la progression. Les niveaux de lecture s’intercalent avec souplesse et suspense, les graphies et les styles se marient harmonieusement. Même avec les mémoires de Victorine B., qui ont bouleversé Raphaël Meyssan. Elles ont été rééditées en 1976 par François Maspero, sous le titre Souvenirs d’une morte vivante. L’éditeur, décédé en 2015, fait une apparition dans la BD sous les traits d’un crieur de journaux qui ressemble fort à la mascotte graphique de sa maison.
« Nous sommes faits de plein d’époques différentes qui font sens pour nous », tente Raphaël Meyssan, qui s’est gardé de toute lecture idéologique: « La Commune a ouvert plusieurs portes, marxiste, anarchiste… » Laquelle ouvre Lavalette ? Ce sera le sujet des tomes 2 et 3.
Les Damnés de la Commune, 1- À la recherche de Lavalette, Raphaël Meyssan, Delcourt, 144 p., 23,95 euros.