Parlez-vous l’inclusif ?

On peut remettre en cause les règles imposant la prédominance du masculin dans la langue depuis le XVIIe siècle. Les gardiens du temple hurlent au crime.

Patrick Piro  • 13 décembre 2017 abonné·es
Parlez-vous l’inclusif ?
© Emma

Petit moment de grâce à l’Assemblée nationale, le 14 janvier 2014. « Monsieur la députée, vous étiez la dernière oratrice inscrite, donc la discussion générale est close. » Avant de passer la parole à Cécile Duflot, ministre du Logement, la socialiste Sandrine Mazetier, qui préside la séance, renvoie dans son coin un Julien Aubert lourdement insistant – « Madame le président, Madame le ministre… » Le député UMP récidivera le 7 octobre suivant avec la même protagoniste, s’abritant derrière « les règles définies par l’Académie française, “madame la présidente” désignant l’épouse du président ». Et de placer involontairement la barre au bon endroit : « Vous voulez politiser une question qui relève simplement de la grammaire française. »

Car, rappelle Éliane Viennot, spécialiste de l’histoire de la langue française, la domination du masculin dans la langue « n’a aucune justification linguistique ». À la faveur d’un mouvement amorcé au XVIIe siècle, la forme mâle s’impose dans les accords (« un auteur et mille autrices décadents »), devient englobante (« homme » désigne aussi bien un monsieur que l’ensemble des humains), escamote le féminin dans les métiers (cherchez les plombières). Car « le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », justifie sans sourciller le grammairien Nicolas Beauzée avant la Révolution. « La monarchie absolue conforte alors partout la domination des hommes sur les femmes : il fallait donc que la langue suive !, analyse l’universitaire. C’est bien une question de pouvoir : la règle sur les titres ne s’applique qu’aux fonctions supérieures. » Clothilde ne sera jamais « Mme le cuisinier » de Mme le général. « Alors oui, la démasculinisation de la langue est un débat de société politisé. »

Les milieux féministes planchent depuis vingt ans sur le sexisme de la langue, qui contribue à rendre les femmes invisibles. Une circulaire de 1986 demande en vain à l’administration de respecter la féminisation des noms de métier et de fonction. Une nouvelle tentative, en 1997, met le feu à l’Académie française. Le débat finit par percer, cet automne, le cercle des experts. Début novembre, 314 professeures et professeurs annoncent qu’ils n’enseigneront plus que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Le linguiste Alain Rey appuie : « Que 99 femmes et un homme deviennent “ils” au pluriel, c’est évidemment scandaleux [1]_. »_

Le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, rétorque que la langue française « ne pourrait être accusée d’avoir produit un quelconque antiféminisme ». Voire… Dans un sondage réalisé pour l’agence de communication Mots-clés, les formulations « citez deux personnes présentant le journal télévisé » (dite « épicène », ne variant pas avec le genre) et « citez deux présentateurs ou présentatrices du journal télévisé » (dite « inclusive ») livrent jusqu’à deux fois plus de noms de femmes que « citez deux présentateurs du journal télévisé » (formulation acceptée comme générique). On apprend aussi que l’écriture inclusive recueille 75 % d’avis favorables. Raphaël Haddad, fondateur de Mots-clés, s’en dit convaincu : ce principe est « un levier puissant de féminisation des effectifs dans certaines professions ».

L’écriture inclusive dispose d’un relais institutionnel : le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Il publie en 2015 un Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe. Il recommande notamment une « démasculinisation » de la langue. « La tradition nous a donné des outils pour cela », souligne Éliane Viennot. Ainsi, nombre de métiers existaient auparavant au féminin, l’accord dit « de proximité » a perduré jusqu’au XIXe siècle (« ces trois jours et ces trois nuits entières », vers de Racine). Des organismes se convertissent, y compris des médias, comme le site Slate. Le mensuel Silence pratique l’écriture inclusive depuis un an, « au prix d’une petite gymnastique mentale pas très compliquée et qui s’ancre », témoigne Guillaume Gamblin, journaliste de la revue. Causette s’y emploie aussi depuis son numéro de décembre.

Cependant, admet l’historienne, il faut aussi en passer par des « innovations sociales et politiques ». Par exemple, la double flexion (« les paysannes et les paysans » revendiquent une hausse des rémunérations). Alourdit-elle les phrases ? « Question d’habitude. Elle reflète une exigence de l’époque, justifie Éliane Viennot. De Gaulle a inventé “Françaises, Français” parce que les femmes ont obtenu le droit de vote ! »

Mais c’est l’éruption, en octobre dernier, quand Le Figaro signale le manuel scolaire Questionner le monde des éditions Hatier. Il est rédigé en écriture inclusive avec le recours, entre autres, à une convention typographique alternative à la double flexion : « Grâce aux agriculteur·rice·s, aux artisan·e·s et aux commerçant·e·s, la Gaule était un pays riche. » Une « agression de la syntaxe par l’égalitarisme », lance le philosophe Raphaël Enthoven, « délires » titre Le Figaro, pourfendant « les Trissotin du féminisme ». « La langue française se trouve désormais en péril mortel », lance l’Académie française le 26 octobre.

Le ridicule menaçait-il de tuer les « Immortel·le·s » ? Un mois plus tard, l’Académie annonçait le lancement, avant fin 2017, « d’une réflexion d’ensemble sur la manière dont notre langue peut prendre en compte les changements intervenus dans la société au cours des vingt dernières années ». Voilà peut-être la vraie bombe de cet épisode automnal.

[1] Le Monde, 23 novembre.

À lire : Tirons la langue, Davy Borde, éd. Utopie, 2016.

À lire aussi dans ce dossier :

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Temps de lecture : 5 minutes

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