Pays basque : La longue marche vers la paix
Alors que la France et l’Espagne refusent toujours d’acter la fin du conflit armé avec l’ETA, dix mille Basques vont réclamer à Paris, le 9 décembre, la fin du régime spécial des prisonniers politiques.
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Depuis lundi, Zigor Goieaskoetxea a « la tête à l’envers » : c’est semaine de visite à Ibon. Il récupère à Arbonne sa mère et sa sœur, qui ont fait la route depuis Guernica (Pays basque espagnol). On chargera vite le coffre, puis départ pour la maison d’arrêt d’Arles, où Ibon, l’aîné, purge 14 ans de peine pour implication dans les activités du groupe armé ETA. On fera étape à Narbonne, 632 kilomètres d’un jet, c’est trop. Il y a aussi Eneko, le cadet, incarcéré à Pontevedra (Galice) : pour 162 ans (l’Espagne autorise le cumul des peines) « sur la foi d’aveux arrachés à un détenu par la torture ». L’administration pénitentiaire est chiche, quarante minutes de parloir seulement pour 1 560 kilomètres aller-retour. Un calendrier a été établi avec tous les proches pour que les deux frères ne manquent pas de visite. « On ne les lâchera pas, c’est une question de dignité ! », lance Zigor Goieaskoetxea. À Arles, il a rencontré un couple de septuagénaires malades du cancer qui persiste à faire la route tous les mois pour aller soutenir leur fils.
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Double peine
Les prisonniers basques ont été éloignés et dispersés sur les territoires espagnol et français dans le but affiché par Madrid et Paris d’affaiblir la capacité d’influence du groupe armé. L’association des familles qui partagent ces histoires de galériens recense un accident par mois, et 16 morts jusqu’à aujourd’hui sur les routes. Zigor Goieaskoetxea calcule : il fait de 20 à 30 déplacements par an. « Ils organisent toute la vie familiale. » À 500 euros en moyenne à chaque fois, c’est un poste budgétaire majeur. « On nous inflige une double peine… Au nom de quoi ? » En Pays basque, la frustration, le sentiment d’humiliation et l’impatience montent depuis des années parmi ces proches ainsi qu’au sein des défenseurs de la cause basque.
Conseil de Paris : l’unanimité surprise
« Même les médias du Pays basque Sud [en Espagne, NDLR] ont été surpris ! », relate Jérôme Gleizes, élu parisien EELV, interrogé par la presse basque sur ce petit événement : son vœu de soutien au processus de paix a été adopté fin novembre à l’unanimité du Conseil de Paris. Certes, sous une formulation arrondie : pas de revendications sur les prisonniers, remplacées par la préoccupation pour les victimes, à la demande d’Anne Hidalgo. Les communistes avaient apprécié l’hommage rendu en juillet dernier à leur pair défunt Henri Malberg, qui s’était intéressé au sort des détenus basques. À droite, Jean-René Etchegaray (UDI), qui dirige la Communauté d’agglomération Pays basque, a appelé son président Jean-Christophe Lagarde (UDI) et le Béarnais François Bayrou (MoDem), très au fait de la situation locale. Max Brisson, sénateur basque LR, a briefé Nathalie Kosciusko-Morizet. « L’unanimité politique des Basques autour de ce processus a été décisive pour emporter l’adhésion à Paris », commente Jérôme Gleizes.
Mépris des gouvernements
Car la situation a bien changé depuis les années sanglantes, et aucun officiel n’allègue plus à Paris que les détenus basques représentent encore un danger potentiel. Certains ont déjà purgé près de 30 ans, l’âge des plus anciens approche 70 ans, d’autres sont très gravement malades. Et surtout, ETA a renoncé « définitivement » à la violence en 2011, avant d’être désarmée grâce à une spectaculaire opération menée en Pays basque français par la société civile. Après une première tentative partielle interrompue par la police, il y a un an dans le village de Louhossoa, l’ensemble de l’arsenal d’ETA a été remis sans encombre aux autorités par les « Artisans de paix » le 8 avril dernier [2]. « Nous vivions une situation ubuesque ! », dénonce Txetx Etcheverry, en première ligne de cette prise en main pacifique. « Car Madrid et Paris ont refusé toute prise en compte d’un processus de paix engagé depuis six ans. » Le 17 octobre 2011, la conférence d’Aiete (San Sebastián, Pays basque espagnol), tenue sous l’égide de personnalités internationales, émet une déclaration « encourageant » notamment Madrid et Paris « à l’ouverture d’un dialogue traitant exclusivement des conséquences du conflit ». Grande nouveauté, l’ensemble de la classe politique basque (sauf le Front national) soutient l’initiative, ainsi que des principaux syndicats et associations concernés ! Sans réponse. « J’ai vécu ce silence comme un profond mépris, souligne Antton Curutcharry, maire-adjoint du village de Saint-Étienne-de-Baïgorry. Comme si nous n’existions pas, dépourvus d’expression politique collective. Ce blocage nous empêche de tourner la page, d’effectuer un vrai bilan de cette période de lutte armée et de nous projeter dans un avenir durablement apaisé. » Très impliqué, Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, rappelle que certains prisonniers pourraient être incarcérés jusqu’en 2057 : relâchés en France, ils risquent 40 années supplémentaires de détention si la justice espagnole les réclame. « Comment gérer une telle situation dans le long terme si l’on veut ramener la paix, retisser des liens, rasséréner la population ? »
Certes, le temps fait son œuvre. Entre Hendaye et Mauléon-Licharre, Saint-Jean-Pied-de-Port et Bayonne, les slogans tagués se font rares et l’on semble être passé à autre chose. Pourtant, le bruissement des arrière-pensées est constant. Tel oncle dont on ne parle jamais en famille, les sympathies soupçonnées de ce médecin qui inscrit sa fille dans une ikastola, école à enseignement en langue basque, la réticence de ce restaurateur à accepter l’eusko, monnaie complémentaire locale, car ses clients pourraient « mal l’interpréter ». Comprendre : le cataloguer « proche des indépendantistes » – eux-mêmes complaisants avec la lutte armée ? « Certes, l’épicentre du conflit est en Espagne, convient Max Brisson, sénateur LR du canton de Biarritz, mais sa dimension française est indéniable. Outre la question des prisonniers, nous avons connu les attentats des Gal [3]_, une crise économique, un quasi anéantissement de la langue basque. Et attention à l’effet boomerang. »_ Car fermenterait dans certaines têtes de la « gauche abertzale » (nationaliste) le sentiment que la voie pacifique n’est pas plus efficace que la lutte armée face à l’autisme des gouvernements.
Pour Martine Bouchet [4], récemment embarquée par les Artisans de paix, « ceux qui ne se disent pas concernés ne veulent pas voir ce qui couve ». Mercredi 29 novembre, elle animait à Louhossoa, point de départ de la mobilisation de la société basque il y a un an, une ultime réunion d’information sur la journée du 9 décembre. « J’y serai, et tous mes amis aussi ! », lance Goizeder Davril, d’Ustaritz, en études d’éducatrice spécialisée. Elle se souvient, mi-amusée mi-interloquée, avec quelle facilité elle faisait avaler aux collégiens « de l’extérieur » qu’il y avait une épreuve de fabrication de bombes à l’école. « J’ai l’espoir que nous parviendrons à changer le regard sur les Basques. »
Unanimité politique
Dix mille personnes sont attendues à Paris, dont un millier d’élus. « La société basque est mûre », affirme Michel Berhocoirigoin, agriculteur et co-initiateur des Artisans de paix. Et « l’extérieur » aussi, en partie. Au vœu unanime de la Communauté d’agglomération Pays basque (qui regroupe les 158 communes qui le compose), s’est ajouté celui du Conseil de Paris (voir encadré). Un appel « Au risque de la paix » a été signé par plus de 100 personnalités, dont les principaux cadres de la France insoumise, du Mouvement du 1er juillet de Benoît Hamon (aujourd’hui Génération.s), du Parti de gauche, d’EELV, d’Ensemble ! et du Parti radical de gauche, ainsi que par une cinquantaine d’organisations, souvent de premier rang, de la vie politique, syndicale et associative du pays. Et le ministère de la Justice, qui montre des signes d’assouplissement, rencontre une délégation d’élus, d’associatifs et de magistrats, « avec une qualité relationnelle sans précédent », confie Jean-René Etchegaray, qui en est membre. Même si « ça va très lentement », le maire (UDI) de Bayonne et président de la Communauté d’agglomération Pays basque ne perd pas l’espoir d’un geste avant le 9 décembre. Les signes facilitateurs se multiplient, souligne Janine Beyrie, de Cambo-les-Bains, dont la fille et le gendre purgent des peines de près de 20 ans de prison. « Le collectif des prisonniers soutient la démarche de la société civile. » Et la direction relictuelle de l’ETA, proche de l’auto-dissolution, vient d’annoncer qu’elle libère les détenus de sa tutelle.
La mesure la plus accessible, car ne dépendant que du gouvernement, serait un rapprochement et un regroupement. Le centre pénitentiaire de Mont-de-Marsan (Landes), le plus proche du Pays basque, a fait savoir que des places sont libres et même qu’un aménagement serait possible pour l’accueil des 13 femmes du contingent basque. « De l’optimisme donc, mais fort mesuré, tempère Janine Beyrie. Il y a eu tellement d’espoirs déçus, chaque échec est vécu très durement. »
Autodétermination
Si le consensus politique s’établit a minima sur l’application du droit commun aux prisonniers, les étapes suivantes se dessinent déjà. « Nous irons jusqu’au bout, il n’y aura pas de retour en arrière », affirme Michel Berhocoirigoin. De retour d’une étape du « Tour de France des prisons », Jean Lastiri, syndicaliste CGT à l’hôpital de Bayonne, rapporte une interpellation récurrente. « Et les victimes ? Nous ne les oublions pas bien sûr, nous y travaillons. » Au-delà des personnes affectées par l’ETA, il faudra compter aussi les victimes des Gal, les milliers de militants torturés par la police, les familles de prisonniers… soulignent les militants. « Il faut accepter de regarder tous les nœuds, le processus ne doit pas construire un camp de gagnants et un autre de perdants, la pacification doit être complète », insiste Anaiz Funosas, présidente de Bake Bidea, mouvement basque pour la paix. La réconciliation a bien été possible en Irlande, en Afrique du Sud et même en Colombie, souligne-t-elle. « Et de tels conflits se terminent toujours par l’ouverture des prisons », préfigure Max Brisson, qui se définit comme « gaulliste, centralisateur et jacobin dans les années 1980, mais qui a évolué ».
Pourtant, le travail de vérité ne devra pas s’achever par une simple loi d’amnistie, sous peine de voir ressurgir le radicalisme, prévient Peio Etcheverry-Ainchart, élu abertzale de Saint-Jean-de-Luz. « Au-delà de l’affrontement de la dictature de Franco, la lutte armée revendiquait aussi un droit à l’autodétermination pour les Basques. Il reste dénié en dépit de la disparition d’ETA. Il faudra bien que nos démocraties affrontent cette question politique. »
Elle taraude David Gramont. Sorti des prisons espagnoles en mars 2016 après 18 ans de peine pour « appartenance à une bande armée » et « transport d’explosifs », il vit aujourd’hui à Saint-Pée-sur-Nivelle (Pyrénées-Atlantiques). S’il a renoncé à l’action violente et ne voit pas l’intérêt d’un retour à cette stratégie, David Gramont ne se sent pas coupable de sa militance au sein de la gauche abertzale, « qui répondait à l’agression de deux États ». Sur le processus en cours, « large front sans arrière-pensée », il se dit confiant « et surtout positif ». Car le dialogue avec la population, « c’est ça qui fait vraiment peur aux États ».
[1] Voir artisansdelapaix.eus
[2] Lire Politis n° 1449 (13 avril).
[3] Commandos paramilitaires espagnols anti-ETA.
[4] Coordinatrice de Bake lumak (éditions Elkar), recueil de témoignages (en français) sur le processus de paix en cours.