« Antisémite », de Pascal Boniface : Un « torrent de boue »

Pascal Boniface relate dans un livre important les épisodes de la campagne de haine dont il est la cible. Édifiant.

Denis Sieffert  • 24 janvier 2018 abonnés
« Antisémite », de Pascal Boniface : Un « torrent de boue »
© photo : MARTIN BUREAU/AFP

Lorsqu’un jour d’avril 2001 Pascal Boniface, en sa qualité de conseiller aux questions internationales, met le point final à une note interne au Parti socialiste qui propose un infléchissement de la position du parti dans le conflit israélo-palestinien, il est loin d’imaginer qu’il enclenche contre lui une campagne de haine pour plusieurs années. Un véritable « torrent de boue », écrit le sociologue Michel Wieviorka. Jetée dans l’espace public, auquel elle n’était pas destinée, jusqu’à être immédiatement communiquée à l’ambassade d’Israël, la note lui vaut presque deux décennies d’attaques violentes et incessantes.

Traité d’antisémite, sans le moindre fondement, le politologue, fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), a fait de ce qualificatif infamant le titre de son dernier livre. Il y raconte par le menu les attaques dont il a été l’objet. Un déluge de calomnies qui va atteindre l’homme, éclabousser sa famille, et menacer l’existence même de l’Iris.

Ulcan et le Fipa

À la suite de la protestation que nous lui avons adressée, Pierre Haski, Daniel Schneidermann et moi-même, le Fipa a consenti quelques modifications dans la présentation du documentaire tout à la gloire du délinquant Ulcan. Au moins, le spectateur saura que ce personnage est « poursuivi par la justice pour violences volontaires ayant entraîné la mort ». Le reste de la présentation est à peu près incompréhensible : il est dit que cet Ulcan « livre une guerre sans merci aux leaders antisémites français, mais aussi à tous ses opposants ». Les victimes de ce personnage ne sont ni des « leaders antisémites », ni des « opposants » d’Ulcan, dont ils n’ont que faire, mais des critiques de la politique de colonisation du gouvernement israélien.

La vraie question que nous inspire cette affaire concerne le Fipa. Quel responsable de ce festival prestigieux a décidé de programmer ce film de propagande ? Négligence, incompétence ou connivence ? Dans un courrier au Fipa, Pierre Stambul, coprésident de l’Union juive française pour la paix, rappelle les insultes proférées à son encontre par Ulcan : « Juif de merde, fils de pute, ton père se retournerait dans sa tombe. » Ces propos entendus dans le film, écrit-il, « portent une grave atteinte à la mémoire de ma mère, Dvoira Vainberg, membre de la MOI et unique survivante d’une famille nombreuse exterminée en Bessarabie, et à la mémoire de mon père, Yakov Stambul, membre du groupe Manouchian, déporté à Buchenwald ».

Mais diantre, que disait donc cette note ? Rien d’extraordinaire en vérité. Elle évoquait l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, la répression qui frappait la population et les humiliations qu’elle subissait, et concluait : « Dans n’importe quelle situation de ce type, un humaniste, et plus encore un homme de gauche, condamnerait la puissance occupante. » Mais voilà, pas Israël. Et surtout pas au PS ! Boniface ne faisait pourtant qu’en appeler au respect « des principes universels ». C’était déjà trop ! Comme par pressentiment, il mettait en garde contre « le terrorisme intellectuel consistant à accuser d’antisémitisme ceux qui n’acceptent pas la politique des gouvernements d’Israël ». Il ne croyait pas si bien dire ! Aujourd’hui, son livre est l’œuvre d’un homme blessé. Mais c’est aussi un terrible révélateur de l’âme humaine. On y voit défiler une galerie de portraits de vrais et de faux amis, de pleutres – beaucoup de pleutres –, surtout dans les médias qui pensent comme lui mais se désolidarisent publiquement, et, bien sûr, des propagandistes qui agissent par réflexe tribal, et même quelques agents d’influence patentés.

Dès le mois de mai 2001, une pluie de courriels, parfois injurieux, s’abat sur l’auteur de la fameuse note. Dans une tribune parue dans Le Monde, l’ambassadeur d’Israël, Élie Barnavi, accuse Boniface de vouloir « délégitimer Israël » et qualifie sa note de « franc et haineux libelle anti-israélien à la limite de l’antisémitisme ». Le mot est lâché. Il donnera le ton d’une campagne qui s’élargit rapidement. Le journaliste Clément Weill-Raynal et l’avocat Gilles-William Goldnadel écrivent au président de l’Iris, Serge Weinberg, une lettre menaçante, jugeant que de tels « dérapages ne peuvent qu’être préjudiciables à l’Iris ». Dans le train qui le conduit à La Rochelle pour l’université d’été du PS, Boniface a soudain le sentiment d’être un « pestiféré ». On se détourne de lui. Éric Conan, journaliste à L’Express, mêle le nom de l’auteur de la note à un article consacré aux « chiffres noirs de l’antisémitisme », illustré de photos d’une synagogue calcinée… L’air de rien… Puis c’est un article de Valeurs actuelles qui tient Boniface pour responsable des agressions que « subissent les juifs français ». La Voix du Nord et Nice-Matin mettent courageusement un terme aux chroniques que le politologue tient dans leurs pages. Selon un procédé qui a fait florès, la presse feuilletonne bientôt sur l’« affaire Boniface ». Actualité juive estime que le directeur de l’Iris s’en est pris « violemment à la communauté ».

L’impact à l’intérieur même de l’Iris est terrible. Pierre Lellouche démissionne du conseil d’administration. Le politologue François Heisbourg, un concurrent de Boniface qui voit sans doute midi à sa porte, adresse une lettre à tous les membres du conseil d’administration, accusant Boniface de « rendre les juifs de France comptables de la politique d’Israël ». Les coups de boutoir sont tels que Serge Weinberg, qui n’avait jamais cédé jusque-là, finit lui aussi par démissionner. « Je n’étais plus seulement l’homme à abattre, note Boniface, il fallait aussi tuer l’Iris. »

La trainée de poudre se propage au niveau international. Le journal néoconservateur américain The Weekly Standard parle de « bonifascisme ». Néologisme repris ensuite par Bernard-Henri Lévy. La présidentielle d’avril 2002 et l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour aggravent encore le cas du politologue. Dans un article paru sur le site du Consistoire israélite de France, Boniface est accusé d’être à l’origine du désastre. C’est aussi la thèse du responsable de la fédération PS du Val-de-Marne, Laurent Azoulay, bientôt président d’un éphémère Cercle Léon-Blum regroupant ceux que Boniface appelle les « ultras pro-Israéliens » du PS.

Certes, Pascal Boniface n’est pas le seul à être cloué au pilori. Il rappelle que Dominique Vidal, Esther Benbassa, Alain Gresh, Stéphane Hessel, Edgar Morin ou Charles Enderlin, eux aussi, « subissent des attaques infâmes ». C’est l’époque où le cinéaste Eyal Sivan reçoit une lettre contenant une balle de revolver avec cette mention : « La prochaine n’arrivera pas par la poste [1]_. »_ Les dirigeants du Crif ne s’embarrassent pas et demandent ouvertement l’exclusion de Boniface du PS. DSK se fait ovationner à la tribune des « 12 heures pour l’amitié France-Israël » lorsqu’il parle de « notes non autorisées » et « misérables ». En 2003, l’éphémère site d’Élisabeth Schemla qualifie l’Iris de « laboratoire de recherche révisionniste ». Lorsque Boniface s’oppose à la guerre américaine en Irak (il n’est pourtant pas le seul !), le même site l’accuse d’être « payé par Saddam ».

La liste est interminable des calomnies et des calomniateurs, avec deux personnages qui se distinguent par leur acharnement : Frédéric Encel et Frédéric Haziza. Boniface dénonce leur double discours. Le premier a son rond de serviette dans les studios de radio et sur les plateaux de télé en tant qu’universitaire, mais il confesse sur une radio communautaire qu’il va dans les médias « avant tout pour défendre Israël ». Le second peut à la fois être journaliste politique sur La Chaîne parlementaire et reconnaître « avoir toujours travaillé pour Israël ». Ce qui, apparemment, ne gêne personne au sein des hiérarchies rédactionnelles. Ces deux-là ne lâchent jamais leur proie. À coups de tweets ou de petites phrases incendiaires, ils traquent le géopoliticien. Le 26 janvier 2017, sur Radio J, Haziza reçoit Manuel Valls, ex-Premier ministre. Seize ans après, il relance le débat sur la « note »… accusant Boniface d’avoir invité le PS à « critiquer davantage Israël, non pas parce que la cause était juste », mais pour des motifs électoraux. Et là – surprise ! – Valls renchérit, alors même qu’il avait adressé à Boniface un message de soutien au moment de la parution de la note. Souvent homme politique varie…

C’est parce qu’il restitue des épisodes comme celui-ci que le livre de Pascal Boniface est bien autre chose qu’un plaidoyer pro domo. Que de volte-face négociées au gré des rapports de force ! Boniface, lui, agace ses contempteurs parce qu’il ne cède jamais un pouce de terrain. Mais il y a surtout des raisons de fond à l’acharnement dont il n’a pas fini d’être victime. En tentant d’infléchir la politique française, en se référant à la diplomatie gaullienne, et même mitterrandienne, il a bravé un interdit absolu. Il a aux yeux de ses adversaires un grave défaut : il est modéré. Au Proche-Orient, il est partisan de la solution à deux États. Et, en France, il lutte contre l’antisémitisme. Il faut lire la lettre adressée par une enseignante du lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie à l’avocat Patrick Klugman, l’un des accusateurs les plus virulents de Boniface : « Je peux attester de la très grande détermination […] dont Pascal Boniface a fait preuve dans ses échanges [avec les élèves], condamnant tout dérapage antisémite et revenant patiemment à un discours rationnel et historique. »

C’est finalement Guillaume Weill-Raynal, frère du journaliste cité plus haut mais soutien indéfectible de Boniface, qui trouve les mots les plus justes : « S’il est bien l’homme à faire taire, c’est précisément en raison du caractère modéré de ses positions […]_. S’il était vraiment antisémite, on lui foutrait la paix. »_ Ce que Boniface dit lui-même en d’autres termes quand il suggère que la campagne dont il est la cible depuis si longtemps n’a pas pour but de combattre l’antisémitisme, mais de « sanctuariser » la politique israélienne. Interdire par tous les moyens les critiques de la colonisation des Territoires palestiniens. L’ennui, c’est que sanctuariser ce qu’il faut bien appeler un fait colonial est le plus sûr moyen de produire de l’antisémitisme…

[1] L’auteur de ces lignes a eu lui-même droit à des menaces après publication de La Guerre israélienne de l’information (La Découverte, 2002). Voir également ci-dessous « l’affaire Ulcan ».

Antisémite Pascal Boniface, Éd. Max Milo, préface de Michel Wieviorka, 200 p., 18 euros.

Idées
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