Assa Traoré : Lettre à mon frère
Nous n’avons pas eu plus de courage que les autres. Nous avons pleuré 24 heures à peine, rassemblé nos peines, pour survivre et protéger ce qui de toi ne nous quittera jamais : ta mémoire.
dans l’hebdo N° 1485 Acheter ce numéro
Adama, nous t’avons perdu il y a maintenant presque dix-huit mois. C’est le temps pendant lequel on peut voir naître, grandir et marcher un enfant, le temps de la vie qui se met en route. Pour nous, ta famille, nos mères, tes frères, tes sœurs, tes amis, c’est un autre temps. Une autre dimension dans laquelle nous avons tous basculé parce que tu ne nous as pas quittés, comme d’autres s’en vont, même si le vide qu’ils laissent est aussi vertigineux que celui où nous nous trouvons. Tu nous as été confisqué. Tu as été arraché à la vie. En quelques minutes… trois quarts d’heure tout au plus, tu n’étais plus qu’une dépouille.
Ce jour-là, tu n’avais pas de papiers sur toi. Et pour cause, la mairie venait d’appeler Tata, ta mère, pour lui indiquer que ta nouvelle pièce d’identité était prête. Tu as choisi de fuir, parce que tu ne voulais pas d’une énième garde à vue. Pas ce jour-là, pas pour fêter tes 24 ans derrière des barreaux. Alors tu as couru. Comme d’autres avant toi, comme d’autres après toi, écrasés par un TER à Lille, ou tabassé à Aulnay-sous-Bois. Les gendarmes t’ont rattrapé. Ils t’ont plaqué au sol, clé de bras, clé de jambe. Tu as dit que tu ne pouvais plus respirer. Il faisait plus de 30 °C. Tu étais mal. Mais ils avaient décidé de t’arrêter, pas de te sauver. L’hôpital se trouvait pourtant à quelques centaines de mètres. Ils ont préféré t’emmener à la gendarmerie. Dans la voiture, tu t’es uriné dessus, tu as piqué du nez, ils t’ont vu. Ils t’ont sorti, traîné sur le bitume brûlant de la cour. Où tu rendais tes derniers souffles, menotté. Comme un chien. Les secours sont arrivés, tu n’avais plus de pouls, plus de respiration.
Adama Traoré, tu avais toute la vie devant toi. Après eux, il n’en restait plus rien. Nous t’avons cherché des heures, courant d’hôpital en hôpital. Nous t’avons cru sain et sauf. Nous t’avions apporté de quoi manger. Les gendarmes ont pris les sandwichs, tu étais déjà mort. Nous n’avons appris la nouvelle de ton décès qu’en mettant le pied dans la porte de la gendarmerie. Qu’en aurait-il été si nous n’avions pas insisté ? Où t’aurions-nous retrouvé ? Nous n’avions pas encore eu le droit de voir ta dépouille que déjà les autorités annonçaient que tu étais décédé à cause d’une infection généralisée, qu’elles affirmaient que tu te droguais, buvais, que tu étais un délinquant. Nous avons fait l’expérience de ce réflexe systématique qui consiste, quand les forces de l’ordre sont impliquées, à faire des victimes des criminels. À la violence de ta mort s’ajoutait le mépris d’une justice qui ne mérite pas son nom, s’arrogeant le droit de nous mentir, publiquement et sans scrupule. Comme si nous n’étions rien dans ce pays qui affiche au fronton de ses mairies « Liberté, Égalité, Fraternité ». Quel État peut prétendre à la démocratie quand il réserve ces valeurs à certains tandis qu’il en prive les autres ?
Mais, Adama, nous étions tes frères, tes sœurs, ta mère, tes amis. Des gens. Nous n’avons pas eu plus de courage que les autres. Nous avons pleuré 24 heures à peine, rassemblé nos peines, pour survivre et protéger ce qui de toi ne nous quittera jamais : ta mémoire. Nous croyions en ces idéaux dont la France se réclame, nous avons donc transformé nos douleurs en énergies, parce que nous avons des enfants, parce que nous avons eu des parents, parce que nous ne sommes pas rien. Nous existons ici et maintenant. Les habitants de Beaumont-sur-Oise nous ont soutenus. Ils ont assumé nos quotidiens égarés, fait les courses, préparé à manger, veillé nos mères. Et nous avons une force : nous sommes une grande famille. Seize frères et sœurs qui tous voulaient crier ton nom pour qu’on l’entende au bout du monde, qu’il résonne comme une injustice. Trois de nos frères ont été placés derrière les barreaux. La justice s’acharne sur notre famille. Nous ne nous tairons pas. Parce qu’on ne doit pas mourir à 24 ans dans une gendarmerie de la France de 2018. Je suis ta sœur, Adama Traoré, le jour, la nuit, tout le temps. Je suis mère de trois enfants pour lesquels je me dois de vivre afin que vérité et justice te soient rendues. Je ne veux rien d’autre pour mon frère que ce à quoi tous les Français ont droit : une justice digne de ce nom.
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