Brésil : Lula condamné, le pays s’enfonce
La condamnation à douze ans de prison de l’ancien président marque une régression démocratique dans un pays qui élira en octobre prochain son prochain dirigeant.
dans l’hebdo N° 1488 Acheter ce numéro
La nuit vient de tomber sur la place de la República, au centre de São Paulo, quand est annoncée au micro l’arrivée de Luiz Inacio Lula Da Silva, dit « Lula », attendu par plusieurs dizaines de milliers de militants de gauche : « Et voici le prochain président du Brésil ! »
La scène se passe le 24 janvier. L’ancien président (2002-2010) vient d’être condamné en seconde instance à douze années de prison dans l’affaire du « triplex de Guaruja », un appartement sur le littoral de São Paulo que Lula aurait reçu en guise de pot-de-vin du groupe de construction OAS, en échange de l’attribution de marchés publics liés au géant pétrolier Petrobras. « Il n’y a aucune preuve contre lui, ce procès est une farce », dénonce son avocat, Valeska Teixeira Zanin Martins, à l’issue de l’audience à Porto Alegre. De son côté, la presse brésilienne n’a eu de cesse de présenter Lula comme le coupable idéal. En 2016, quand il est arrêté au petit matin à son domicile par deux cents policiers pour être présenté au juge qui enquêtait sur le scandale du Lava Jato (l’affaire Petrobras), la télévision Globo, stratégiquement prévenue, consacre plus de la moitié du « Jornal Nacional », à l’heure de grande écoute, à cet épisode. Les médias généralistes, aux mains de grandes familles, ne cachent pas leur appui à la droite.
À lire aussi >> Condamnation de Lula : Une vengeance de classe
L’affaire ne mobilise pas que les nostalgiques des grandes liesses populaires qui admirent sans condition le charismatique leader de 72 ans. « Lula n’est pas mon candidat, mais je veux qu’il soit jugé de manière démocratique », lançait une semaine avant le procès Isabel Alves, croisée dans une manifestation du Mouvement Passe Livre, qui lutte pour la gratuité des transports. « J’ai grandi avec cette idée que la gauche allait me donner plus de droits, plus d’opportunités, et, si j’ai pu envoyer mes enfants à l’université, je vois qu’une page à présent se tourne pour nous », confie pour sa part Franciele Andrade, 42 ans, infirmière à l’hôpital Santa Casa, en tee-shirt rouge siglé de la photo du fondateur du Parti des travailleurs (PT).
Car Michel Temer, arrivé au pouvoir grâce à l’impeachment qui a renversé Dilma Rousseff (PT) en mai 2016, qualifié par la gauche de « coup d’État institutionnel », s’est livré à un démantèlement en règle de la protection sociale. Un agenda politique très libéral qui a réformé le code du travail pour revenir sur les acquis sociaux des travailleurs, offrant une souplesse accrue aux dirigeants d’entreprise. Une réforme des retraites, qui passerait par une modification de la Constitution afin d’augmenter la durée de contribution, est en cours d’examen à la Chambre des députés. Dans ce contexte, la démocratie fragilisée laisse place à une conjoncture nébuleuse, mais qui protège les intérêts des plus puissants. « Le coup d’État institutionnel permet au pouvoir judiciaire de consolider un projet de société qui favorise les marchés financiers et une petite élite qui exporte les matières premières à prix faibles », avance Gilberto Maringoni, professeur de relations internationales à l’université fédérale de l’ABC.
Le libéral Michel Temer a également limité à la croissance du PIB, pour les vingt prochaines années, les dépenses publiques de la santé et de l’éducation. Au Congrès, les lobbys évangéliques, soutenus par la droite conservatrice, promettent de bloquer systématiquement les projets de loi sur les questions de genre, la libéralisation des drogues et l’avortement. « Sur fond de détérioration de la jeune démocratie brésilienne, l’orientation idéologique du Congrès est préoccupante », commente Mauricio Santoro, professeur de relations internationales à l’université publique de l’État de Rio de Janeiro (UERJ).
Chez les plus jeunes, l’amertume s’est installée. « Ceux qui avaient de grandes espérances dans un Brésil qui leur permettrait de faire des études supérieures, de voyager à l’étranger et de grimper dans l’échelle sociale voient une autre réalité les attendre : un chômage à 30 %, et la peur de l’avenir », se désole Mauricio Santoro. Cette génération qui n’a pas connu la dictature (1964-1985) n’est pourtant plus encline à manifester pour défendre les droits récemment conquis. L’entrain des manifestations de juin 2013, qui avait mobilisé des millions de citoyens dans tout le pays pour obtenir davantage de moyens pour la santé et l’éducation, a laissé place cinq ans plus tard à une apathie nourrie de déception et de résignation.
« La jeunesse de gauche est divisée. Certains se reconnaissent encore dans les partis, comme le PT, d’autres se tournent vers les mouvements sociaux comme le Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), qui lutte pour l’accès au logement, ou bien militent pour des thèmes spécifiques comme les droits des Noirs dans les favelas ou la liberté sexuelle, sans se rallier à un candidat désigné », observe Leonardo Sakamoto, journaliste militant et directeur du site Reporter Brasil, classé à gauche.
Car, en octobre prochain, on vote pour la présidentielle, et l’ancien syndicaliste Lula a déclaré sa volonté d’être candidat. Avec 35 % d’intentions de vote, il est même largement en tête des sondages. Une popularité qui s’explique par la dureté d’une crise économique qui frappe le géant sud-américain et fait regretter aux plus fragiles les années Lula, qui ont permis à 40 millions de personnes de sortir de la grande pauvreté.
Sur les réseaux sociaux circule le hashtag « SemLulaéFraude » (« Sans Lula, l’élection est une fraude ») : une partie de la gauche défend également l’ancien président, non en tant que personnalité politique, mais au nom de la légitimité de sa candidature. Car, au-delà de sa condamnation très médiatisée, cet empêchement annoncé enfonce davantage le pays dans l’incertitude politique. « C’est un procès qui n’a qu’un seul objectif : éloigner Lula de la course à la présidence de façon totalement arbitraire, et c’est fatal pour la démocratie », commente Gilberto Maringoni.
Car, si les opérations anticorruption ont fait trembler l’ensemble de la classe politique brésilienne, la politisation du pouvoir judiciaire a mené à une condamnation méthodique de la gauche. Aucun leader de la droite n’a été condamné, à l’exception d’Eduardo Cunha, ancien président de la Chambre des députés. Sur les vingt-huit ministres du gouvernement Temer, huit sont cités dans des enquêtes de corruption et bénéficient pourtant d’une immunité parlementaire qui a nécessité l’intervention de la Cour suprême, ce qui ralentit la marche de la justice. À la différence de Lula. En effet, le calendrier judiciaire a été exceptionnellement accéléré afin de programmer, en janvier, en pleines vacances, le procès qui a confirmé en seconde instance la condamnation du leader de la gauche.
En vertu de la loi « Ficha Limpa » (casier vierge), qu’il a lui-même instaurée en 2010 lorsqu’il était au pouvoir, Lula pourrait devenir inéligible. Alors qu’il est visé par neuf autres chefs d’accusation, sa défense va s’attacher à gagner du temps jusqu’à la mi-août, date limite du dépôt légal des candidatures. Alors, place de la República, la foule insiste avec ses « Lula président, guerrier du peuple brésilien ! »
« Personne n’est aussi fort et rassembleur que Lula pour nous faire sortir de cette impasse dans laquelle la droite nous a conduits », estime David Molinari, étudiant en sciences sociales à l’USP. Pourtant, la polarisation des débats autour du sort du « companheiro » complique la stratégie de la gauche, qui peine à s’organiser face à la vague libérale et conservatrice. « Lula, c’est la forteresse et le donjon de la gauche brésilienne. Une forteresse, car, quand elle est attaquée, la gauche se réfugie derrière Lula. Mais c’est aussi un donjon, car elle s’est enfermée avec lui », résume le journaliste Leonardo Sakamoto.
Ainsi le Parti socialisme et liberté (PSOL) reste en attente de savoir si Lula pourra se présenter avant d’officialiser une candidature issue de ses rangs. Menacée d’éparpillement de ses voix ou de la multiplication de ses candidats, la gauche, avec ou sans Lula, tâtonne pour trouver sa voie dans une élection qui pourrait être la plus incertaine de toutes depuis le retour de la démocratie.
Ce terreau fertile a favorisé l’émergence à un niveau inquiétant d’une droite réactionnaire. Juste derrière Lula, la deuxième place dans les sondages est occupée par le député Jair Bolsonaro, candidat d’extrême droite, soutenant la dictature militaire et affichant son aversion pour les populations LGBT. Plus de 60 % de ses soutiens ont moins de 34 ans. « Pour moi, la crise économique que nous traversons, c’est la faute du PT », résume Djalma Rocha, qui vend des tee-shirts jaunes « Bolsonaro 2018 » sur l’avenue Paulista, juste devant la Fédération des industries (FIESP), point de rencontre des anti-PT. S’il a déjà voté pour Lula, il souhaite aujourd’hui le voir en prison et ne masque pas sa haine du parti.
« Nous sommes impuissants, et moi qui ai connu la dictature je sais que nous traversons un moment ténébreux », déplore Antonio Ginco, 62 ans, metteur en scène de théâtre.