Demandez le (nouveau) journal !

En ce début d’année, c’est une multitude de nouveaux titres qui arrivent dans les kiosques et sur Internet. Une profusion a priori étonnante quand la crise de la presse est déjà bien installée.

Jean-Claude Renard  • 24 janvier 2018 abonnés
Demandez le (nouveau) journal !
© photo : STEPHANE BURLOT

On pourrait parler d’emballement, voire d’un printemps de la presse. Nouveaux hebdomadaires en kiosques, quotidien numérique, webtélés, web-magazines et autres déclinaisons vidéo à destination des réseaux sociaux. Une multitude de titres s’installent en ce début 2018 dans le paysage médiatique.

Créé par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, les fondateurs de la revue XXI et de 6Mois, Ebdo a donné le coup d’envoi le 12 janvier. Un hebdomadaire de cent pages, visant un lectorat jeune, qui voudrait « faire un pas de côté à une époque où le flux frénétique d’informations remplace l’important par l’immédiat » et qui entend « retrouver un journalisme que nous aimons : libre, irrigué par ses lecteurs ; inspirant […], indépendant et sans publicité ». L’équipe est constituée d’une trentaine de journalistes. Une campagne de financement participatif à l’automne a permis de lever plus de 410 000 euros en quelque six semaines, démontrant, selon sa direction, « une véritable attente pour un hebdomadaire différent ». On n’en restera pas moins déçu par le contenu éditorial, loin de la pertinence et de la densité de la revue XXI.

Dans la foulée, initié par des membres de la France insoumise ou des proches, telle Sophia Chikirou, qui avait orchestré la communication de la dernière campagne électorale de Jean-Luc Mélenchon, et porté également par un financement participatif à hauteur de près d’1,5 million d’euros, Le Média a diffusé son premier JT sur Internet le 15 janvier. Résolument à gauche et anti-Macron, après des débuts balbutiants, techniquement et formellement, ce nouveau journal rompt avec les journaux télés traditionnels par son ton et le choix de ses sujets (l’égalité salariale et le drame des migrants en titres principaux, par exemple). Il est surtout attendu sur le traitement des sujets concernant le leader de la France insoumise, d’autant qu’il se défend de toute allégeance.

Cette semaine, sous la houlette de Sylvain Bourmeau, ancien de Libération passé par Mediapart et Les Inrocks, c’est au tour d’AOC de voir le jour sur le Web, disponible sur abonnement (voir ici). Analyse, opinion et critique : trois genres qui donnent son nom au site. D’autres nouveautés suivent. Comme Loopsider, dirigé par Johan Hufnagel, ancien numéro 2 de _Libé, proposant 100 % de vidéos sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, YouTube et Twitter). Loopsider suit sur le même modèle que Brut, le site de vidéos qui connaît un succès important auprès du jeune public.

En février, ce sera Putsch, magazine papier et sur Internet, là aussi après une campagne de financement participatif, dans le prolongement de BSC News, créé par le même fondateur, Nicolas Vidal, s’annonçant « culturel et impertinent ». Avec pour valeurs « l’indépendance, le débat et la réflexion », et s’appuyant sur une dizaine de journalistes. En mars, ce sera un autre hebdo généraliste, de 80 pages environ, qui arrivera dans les kiosques. Vraiment, imaginé par un ancien journaliste de France Info, Jules Lavie, avec Julie Morel et Julien Mendez, deux anciens conseillers à Bercy (à l’époque d’Emmanuel Macron puis de Michel Sapin), avec la volonté de faire la part belle au long format pour les 25-55 ans.

Cette multiplication de nouveaux titres est d’abord surprenante quand on sait combien le secteur de la presse est aujourd’hui en crise, notamment la coopérative de distribution Presstalis. Voilà à peine trois ans, en 2014, était créé Le 1, d’Éric Fottorino, puis Society, par Franck Annese, l’année suivante, et encore Les Jours, en 2016, sur Internet, par des anciens de Libération. Des initiatives singulières qui demeurent des exceptions, isolées. Et nous relayons presque chaque semaine dans nos colonnes un appel aux dons pour sauver un journal, une radio, une webtélé… C’était le cas récemment pour Le Ravi, Jet FM, ou encore la TéléLibre. Sans compter le nombre de titres en berne, de L’Humanité à Causette (en redressement judiciaire et dans l’attente d’un repreneur). Il y a donc là un réel paradoxe.

Quoique, tempère Patrick Eveno, historien des médias et président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI) : « Dans les grandes périodes de mutations médiatiques, il y a toujours de nouvelles créations. C’est le cas de la presse des années 1930, quand apparaît la radio, avec de nouveaux magazines portés par la photographie, le cas encore dans les années 1960, quand on invente les news magazines alors que s’impose la télévision. Ce sont alors des moments de transformation et de forte concurrence. Il faut toujours trouver autre chose. Or, nous sommes justement dans une période particulière, avec la révolution du numérique. Depuis Rue 89, arrivé en 2007, et Mediapart, en 2008, un mouvement de fond s’est accéléré. D’abord parce que les vieux médias, en difficulté, libèrent de la place, ensuite parce que des journalistes issus de ces vieux médias manifestent leur volonté de créer quelque chose de nouveau. Il y a encore des niches et des façons de rédiger, de raconter, de chercher l’information. »

Même constat pour Jean-Marie Charon, sociologue des médias : « On assiste à une transformation, on tourne le dos au modèle du média de masse imprimé. Ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais c’est en cours. » Pour Jean Stern, ex-Libération, spécialiste du sujet et désormais rédacteur en chef du magazine d’Amnesty International, « ce renouvellement est une bonne nouvelle. Il répond à l’interrogation de certains journalistes face à des modèles dominants à bout de souffle. Et le Web permet ce renouvellement dans la créativité, d’innover ».

Dans cette floraison de titres, on observe en premier lieu, quel que soit le support, qu’ils s’appuient pour beaucoup sur le financement participatif. Preuve, s’il en était besoin, malgré une certaine défiance du public à l’égard de la presse (la concentration des grands médias dans les mains de quelques milliardaires n’y est pas pour rien), qu’il existe un lectorat enthousiaste engagé. En demande de nouveauté, de créativité, de renouvellement ou d’opinions, mais aussi en demande d’informations, de regards, de points de vue.

« Ces projets se veulent très démarqués de ce qui se fait habituellement, pointe Jean-Marie Charon. On sent une appétence pour des choses décalées et une disponibilité à un certain engagement. » On observe aussi la fin d’une opposition (si tant est qu’elle ait existé) entre Internet et le papier, avec parfois des articles de fond sur le Web (AOC en est un exemple) et d’autres restant dans l’écume sur le papier.

D’un format à l’autre, peut-on alors parler d’un nouveau journalisme en éclosion ? « On s’aperçoit qu’il s’agit toujours, pour faire du journalisme, notamment sur le Web, d’une affaire de moyens. On ne peut pas se contenter de petites ressources », juge Jean Stern.

« Le journalisme est toujours nouveau, poursuit Patrick Eveno. Il doit se réinventer en permanence, s’adapter à la société, à l’évolution des mœurs, de la culture. Mais ce serait bien fort de parler de “nouveau journalisme”. Finalement, la revue XXI reprend les recettes très anciennes du reportage au long cours, si ce n’est que, dans les années 1920, il était à la une d’un quotidien puis feuilletonné sur plusieurs semaines. Il n’y a pas trente-six manières de faire ce métier. De la même façon que cela fait cent cinquante ans que tout nouveau média revendique sa différence, son souci du lecteur et son indépendance ! Cela reste bien souvent une position rhétorique pour écarter tout soupçon. »

À leurs débuts, Mediapart et Rue 89 étaient bien seuls dans le paysage médiatique numérique. Les deux titres ont connu des sorts différents. Le premier avec le succès que l’on connaît, le second, finalement absorbé par le groupe Le Monde, n’existant quasiment plus et montrant les limites du tout-gratuit. Qu’en sera-t-il pour ces nouveaux titres qui émergent ? « C’est la question de la propriété et de l’actionnariat qui déterminera l’avenir, sachant qu’aujourd’hui on a la possibilité de créer des entreprises de presse collaboratives, solidaires, ouvertes au lectorat et sans retour en arrière d’un actionnaire. On verra dans quelques mois, et même dans dix ans, ceux qui auront passé le cap, réussi à renouveler une écriture. En période de profusion, il y a toujours des dégâts. Pour l’instant, la plupart des médias n’ont rien apporté de fondamentalement nouveau », estime Jean Stern.

« Qui aurait parié un kopeck sur Mediapart, Society ou Le 1 ?, reprend Patrick Eveno. Certains survivront, d’autres s’adapteront. Beaucoup ont été déçus par Ebdo, le trouvant fade et cheap, d’autres sont ravis. Quelle sera la balance entre les deux ? On s’aperçoit surtout que ce sont les communautés de lecteurs qui fonctionnent, et les niches, avec une identité, un parti pris affiché. Les tirages sont peut-être moins importants que pour les vieux médias, mais ça marche ! » Sans chercher la grande diffusion, mais un lien fort avec le lectorat (et un effort en termes de prix). En l’occurrence, on remarque que, ce qui ne fonctionne plus, c’est le conformisme et la banalité, quand le lecteur s’intéresse à la complexité du monde.

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