Iran : La colère des oubliés du régime
Les récentes manifestations qui ont agité les provinces du pays traduisent la colère des plus pauvres, qui souffrent des conséquences des sanctions internationales, de la corruption et des dérives du pouvoir religieux.
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La flambée émeutière qui a secoué plusieurs villes d’Iran pendant une semaine semble être retombée. Difficile de lui prédire une suite tant ce mouvement apparaît spontané et dépourvu d’organisation interne. En tout cas, l’accalmie ne doit rien à des réponses concrètes qu’auraient apportées les autorités de la république islamique, qui n’ont pourtant pas déployé tout leur arsenal de répression. « La vague de colère a pris par surprise le pouvoir mais aussi l’opposition, en dépit d’avertissements perceptibles depuis un an, avec la multiplication de petites manifestations sectorielles – ouvriers, enseignants, infirmières, retraités, etc. », indique Roohollah Shahsavar, réfugié politique en France depuis 2009 et fondateur des Lettres persanes, média numérique spécialisé sur l’Iran.
Les échauffourées ont débuté le 28 décembre dans le nord-est du pays, à Mashhad, deuxième ville d’Iran. Un mouvement promptement baptisé « révolte des œufs » car il réagissait à l’annonce de coupes budgétaires provoquant une augmentation de 50 % du prix des carburants (rapidement annulée) et des œufs. Il s’est ensuite rapidement propagé à une quarantaine de localités, des petites et moyennes villes de province pour l’essentiel. La capitale, Téhéran, n’a guère été touchée. Après les derniers rassemblements de rue, signalés vendredi 5 janvier, le bilan humain est lourd : 21 personnes tuées, dont 16 manifestants, dans des localités où la colère a dégénéré en violence, comme dans les environs d’Ispahan, où un poste de police a été attaqué.
Pourtant, le pouvoir avait fait miroiter à la population l’espoir d’une amélioration rapide. Le pays s’est retrouvé lentement étranglé au cours de la décennie passée par un blocus économique international déclenché par Washington, en guerre contre les États « terroristes », et suivi par l’Union européenne quand il devint patent que le développement du programme nucléaire civil de Téhéran ouvrait la voie à la réalisation d’armes atomiques. Ces sanctions ont été presque totalement levées depuis deux ans, grâce à l’accord de juin 2015 qui encadre sévèrement la recherche nucléaire iranienne. Cette réussite diplomatique, promesse centrale de la campagne présidentielle du modéré Hassan Rohani en 2013, a bien servi sa réélection en juillet dernier.
Pourtant, les Iraniens ont vite déchanté. La reprise des échanges commerciaux, et notamment l’exportation du pétrole, ont contribué à une nette augmentation des recettes de l’État (+ 25 %). Mais le président états-unien, Donald Trump, a refusé jusqu’à présent de certifier l’accord, ce qui en suspend le plein effet. Son administration laisse même planer le doute depuis un an sur de possibles sanctions, sur le territoire des États-Unis, contre des entreprises non-nationales qui investiraient un jour en Iran. Téhéran espérait 50 milliards de dollars d’investissement par an, c’est actuellement douze fois moins.
Ces désillusions compliquent sérieusement la tâche de Hassan Rohani, qui applique depuis son accession au pouvoir une politique d’austérité destinée à « stabiliser » l’économie et à favoriser le secteur privé. « Il n’est parvenu qu’à enrayer la chute libre », constate Roohollah Shahsavar. En détaillant son budget 2018, fin décembre, le Président entendait serrer un peu plus la ceinture des Iraniens. Outre les mesures qui ont déclenché la « révolte des œufs », les aides directes que l’État versait aux plus pauvres risquent de disparaître.
Cependant, la lutte pour le pouvoir apparaît aussi en filigrane des événements récents. Rompant avec le culte de l’opacité en la matière, le président iranien a ainsi dévoilé, pour gêner les ultra-conservateurs, le montant et les bénéficiaires des subventions considérables accordées aux institutions pieuses et à la nébuleuse des groupes traditionalistes. Ces organisations constituent l’assise de la République islamique d’Iran, instaurée en 1979 et personnifiée en son sommet par le Guide suprême de la révolution, premier responsable politique (devant le Président) et plus haut dignitaire religieux du pays [2]. Le corps paramilitaire des Gardiens de la révolution (Pasdaran), composé de plusieurs dizaines de milliers de personnes placées sous l’autorité de ce dernier, est loin de se cantonner au maintien de l’ordre islamique : contrôlant une partie des ports et des aéroports, ainsi que d’importants intérêts dans les secteurs du bâtiment, de la construction navale et des télécommunications, il constitue le premier consortium du pays, « représentant entre 20 % et 30 % de son économie, a calculé Thierry Coville, et libre de tout impôt ! »
Le déballage budgétaire de décembre dernier pourrait ainsi expliquer qu’une partie des slogans brandis à Mashhad et ailleurs, au-delà de l’amélioration des conditions de vie, visaient directement le régime : contre les dépenses destinées à entretenir l’influence régionale de l’Iran (en Syrie, en Irak, au Liban, à Gaza), que les religieux ont à cœur, et même « Non à la République islamique », voire « Mort au dictateur » ou « Mort aux Gardiens de la révolution ».
Pour autant, la vague protestataire a totalement échappé aux partis politiques. Le noyau dur des conservateurs a bien tenté dans un premier temps d’organiser à Mashhad, ville très pieuse, un embryon de protestation contrôlée visant à déstabiliser le modéré Rohani : il a totalement été débordé par le gros des manifestants, pour la plupart très peu politisés, mélange hétéroclite de traditionalistes, de laïcs, de précaires et d’anti-régime. « Les conservateurs pensaient avoir le monopole de l’influence sur cette partie de la société, qui vote assez facilement pour eux, ils ont désormais perdu leur crédibilité », juge Roohollah Shahsavar. Quant aux réformateurs, qui ont fait vaciller le régime islamique en 2009 avec l’appui des classes moyennes urbaines outrées par la fraude électorale qui avait permis la réélection du conservateur dur Mahmoud Ahmadinejad, « ils n’ont jamais été aussi faibles, aujourd’hui alliés au pôle modéré incarné par le Président, poursuit-il. Cette agitation ne représente donc pas, en l’état, de menace pour le pouvoir, ce qui explique d’ailleurs que les Gardiens de la révolution ne soient pas entrés en scène pour réprimer plus durement les manifestants ».
Dépourvu de perspective politique claire, le mouvement pourrait donc retomber tout seul, d’autant plus que la justice, aux mains du pouvoir religieux, est prête à calmer les ardeurs au sein du millier de protestataires arrêtés. Dans l’immédiat en tout cas, s’accordent les observateurs. Car la désespérance engendrée par la prolongation sine die des années de souffrances s’est doublée du sentiment d’avoir été trompé par le pouvoir. La corruption avait pris son essor à partir de 2005 pour tenter de contourner les restrictions imposées par les sanctions internationales sous la présidence du très vindicatif Ahmadinejad. « Elle est désormais généralisée », rapporte Roohollah Shahsava, qui l’illustre par le fossé croissant des inégalités. « Il existe aujourd’hui un rapport de 1 à 17 entre le train de vie des pauvres et celui des riches. Une classe qui a su profiter du système étale ostensiblement son aisance. La République islamique avait promis au peuple l’indépendance vis-à-vis de ses voisins, acquise, ainsi que la justice sociale, avec le pouvoir aux mains des gens simples. Cette dernière promesse a été trahie. » Plus que le regain de l’opposition réformatrice, c’est cette rancœur semée qui pourrait inquiéter à terme le régime islamique.
[1] L’Iran compte 83 millions d’habitants.
[2] Actuellement Ali Khamenei, qui a succédé en 1989 à l’ayatollah Khomeini.