Jacques Testart : « Transhumanisme et climat : les deux faces de la catastrophe à venir »

Comment faire avancer les questions de bioéthique dans une démocratie ? L’analyse de Jacques Testart, alors que s’ouvrent les États généraux de la bioéthique.

Ingrid Merckx  • 17 janvier 2018 abonné·es
Jacques Testart : « Transhumanisme et climat : les deux faces de la catastrophe à venir »
photo : Avec la sélection des embryons, on pourra fabriquer mille descendants potentiels d’un couple et en jeter 999u2026n
© BURGER/AFP

PMA, GPA, intelligence artificielle, consentement des malades, fin de vie, traitement des maladies neuro-dégénératives… Le 18 janvier, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ouvre les États généraux de la bioéthique. Les espaces éthiques régionaux, qui dépendent des Agences régionales de santé (ARS), entendent consulter le grand public sur différentes questions bioéthiques pendant un semestre. Un panel citoyen pourrait être constitué avant l’été, en parallèle de quoi des juristes, des associations, des scientifiques et des personnalités religieuses seront consultés. L’enjeu : réactualiser les lois de bioéthique révisées en 2011, comme la tâche en incombe tous les sept ans au comité. Un projet de loi devrait être discuté à l’automne en vue d’une adoption des nouveaux textes début 2019.

Dans une tribune parue dans Le Monde (5 janvier), Jacques Testart s’inquiète du fonctionnement démocratique de ces États généraux. La méthode employée ne privilégie-t-elle pas les académies scientifiques et une recherche peu critiques sur la notion de progrès ?

En matière de bioéthique, faut-il repousser sans cesse les limites ou poser des garde-fous ?

Jacques Testart : Les deux démarches ne sont pas contradictoires. La question est plutôt celle de la méthode : faut-il avancer par petits pas vers toujours plus de libéralisme ou émettre des principes auxquels se tenir ? Et comment faire, au cœur d’un tel système, pour avancer des propositions ?

Pourquoi critiquez-vous la méthode des petits pas ?

Prenons le tri des embryons. Les dernières avancées de la recherche nous entraînent vers une forme d’eugénisme [1]. En novembre 2016, est paru dans la revue Nature un article démontrant la possibilité de fabriquer des gamètes en grand nombre grâce à des cellules de la peau. Certes, c’était chez la souris, mais ce sera bientôt possible chez la vache, puis chez l’homme. C’est révolutionnaire d’un point de vue scientifique. J’ai appris à l’école qu’il existait deux lignées cellulaires hermétiques : les cellules reproductrices et les cellules somatiques. Voilà que des équipes japonaises et coréennes nous montrent qu’on peut passer de l’une à l’autre.

Cela peut être d’une utilité fantastique pour réaliser des greffes, par exemple. Mais c’est aussi terriblement dangereux : non seulement les chercheurs ont fabriqué des gamètes, mais les ovules et les spermatozoïdes ont été fécondés, des embryons ont été transplantés, de vraies souris sont nées, lesquelles ont été capables de se reproduire… Le rendement était très mauvais, comme au début du clonage, mais la faisabilité de la méthode a été démontrée.

Qu’est-ce que cela implique ?

Tous les discours sur la limitation de la sélection des embryons vont sonner comme dépassés. La fécondation in vitro (FIV) imposait des limites de fait, parce que c’est une épreuve pénible. À partir du moment où l’on pourra produire des embryons à partir d’un petit prélèvement de peau, on pourra en fabriquer potentiellement des milliers. Et sans souffrir la FIV. Or, face à cette information qui ouvre des perspectives révolutionnaires et dangereuses, personne ne réagit.

Les perspectives thérapeutiques peuvent venir masquer les dérives. Quel est le principal danger ?

Nous allons accélérer le processus darwiniste de sélection naturelle en sélectionnant les embryons jugés les « meilleurs ». Cela, associé au séquençage génomique et aux techniques informatiques, permettra de fabriquer mille descendants potentiels d’un couple, d’en jeter 999 et de ne garder que celui qu’on considère comme répondant à un projet. Ce projet peut être noble, comme éviter des maladies, mais participe au transhumanisme. Il ne faut pas rester nuancé vis-à-vis du transhumanisme aujourd’hui, mais assumer d’être apocalyptique. Le climat et le transhumanisme sont vraiment les deux faces de la catastrophe qui nous guette [2].

Le transhumanisme sera-t-il débattu lors de ces États généraux ?

Il le sera probablement par le biais de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire sous une apparence positive et néanmoins déjà dangereuse : la première dérive consiste à parler d’« intelligence » pour qualifier des machines de plus en plus perfectionnées. Une souris reste plus intelligente qu’un robot qui a battu un joueur d’échecs. Il faudrait commencer par fixer des points de vocabulaire.

Le CCNE évoquera sûrement les perspectives pour des personnes qui souffrent : tétraplégiques, malades d’Alzheimer, malvoyants. Pendant ce temps, il oublie de se saisir de quantité de dévoiements, comme celui du téléphone portable, par exemple, qui est devenu une véritable prothèse. C’est un outil technique extraordinaire, mais quelles sont les conséquences de son usage généralisé pour la santé mentale, l’équilibre de la société et les relations humaines ?

Le CCNE ne joue donc pas complètement son rôle ?

Il a restreint son champ d’action et son point de vue, et il s’est séparé des voix critiques sur le développement des recherches scientifiques. Jean-François Delfraissy, qui a beaucoup travaillé avec les malades du sida et qui est un homme estimable, se dit frappé par la capacité des associations de malades à intervenir dans le débat. Mais « l’élargissement citoyen » que mettent en avant les États généraux de la bioéthique ne doit pas concerner uniquement des associations de malades, lesquelles défendent forcément l’avancée des recherches qui les concernent. Cela nous ramène aux enjeux démocratiques de ces États généraux : il faut consulter les académies scientifiques, les experts et les associations de malades, bien sûr, mais pas en remplacement des citoyens.

À lire aussi >> Jean-François Delfraissy : « Le sida a changé le rapport au patient »

Comment fait-on avancer la bioéthique ?

En organisant ce que je défends depuis dix ans à travers une proposition de loi conçue par l’association Sciences citoyennes : des conventions de citoyens. Le principe de départ est le suivant : les citoyens dans leur ensemble doivent être représentés par d’autres tirés au sort, dont il est vérifié qu’ils n’appartiennent à aucune structure pouvant engendrer des conflits d’intérêts. Ceux-ci doivent être volontaires et motivés pour passer du temps sur un sujet. Ils reçoivent alors une formation contradictoire : un comité de pilotage décide du programme de cette formation, au cours de laquelle ils entendront tous les sons de cloche « experts ». Ils pourront aussi demander des expertises complémentaires.

Sous la présidence de Jean-Claude Ameisen, le CCNE m’avait reçu pour exposer ce mode de fonctionnement. Finalement, il s’est imposé lui-même en comité de pilotage, alors que rien ne prouve que toutes les opinions soient représentées en son sein. Les conventions de citoyens prennent la forme de conférences de citoyens, lesquels ne seront pas formés et n’auront qu’à livrer un positionnement sans émettre d’avis écrit. Cet avis sera interprété et mélangé avec d’autres. Quelle indépendance pourront-ils avoir par rapport aux avis du CCNE ? Je redoute que ces États généraux servent surtout à valider des décisions déjà prises…

Le risque de poser des limites, c’est la dérive autoritaire, voire totalitaire. Comment l’éviter ?

Le problème des limites qu’une société s’impose, c’est de savoir qui les définit. C’est une décision très grave que de poser des limites. Les seuls à pouvoir le faire sont des citoyens pleinement informés et n’ayant pas d’intérêts particuliers dans l’affaire. Sur le tri des embryons, par exemple, je propose qu’on l’autorise en ne retenant qu’un seul paramètre pathologique : on peut choisir la surdité, le strabisme ou la myopathie, mais pas les trois combinés.

On me dit souvent : « Vous voulez que les futurs parents prennent le risque d’une maladie parce qu’ils en auront désigné une autre ? Pourquoi ne pas vouloir les éliminer toutes ? » Et vouloir éradiquer tous les risques a priori sans connaître les conséquences d’un tel geste, c’est de l’eugénisme.

Comprenez-vous que les gens ne voient pas « où est le mal » avec un tel « eugénisme » ?

Il faut citer les conséquences sociales d’un tri des embryons : cela peut accroître encore la marginalisation du handicap dans une société d’enfants « parfaits ». C’est l’histoire du film Bienvenue à Gattaca… En outre, la perfection génétique est supposée : on n’est jamais uniquement le produit de son génome ; la personnalité se construit autrement. On imagine donc que le génome doit être « bon » pour ce qu’on croit être le bien commun. Ça n’est pas du tout évident.

Surtout, le tri systématique des embryons nuirait à la diversité. Les qualités que l’on croira donner à cette nouvelle espèce normalisée, de moins en moins diversifiée – née sans modifier un seul gène –, permettront-elles de s’adapter à un monde soumis aux aléas climatiques, qui feront émerger de nouveaux virus et bactéries dans des conditions de vie de plus en plus dures ? L’eugénisme n’est pas caractérisé par la méchanceté, mais par la volonté d’« améliorer » des personnes. Or, les médecins qui soignent leurs patients ne réalisent pas toujours que les mouvements convergent. Cela finit par devenir un règlement de société. Et la bioéthique ne revient malheureusement jamais en arrière. Sauf exception, comme avec le « bébé médicament », puisque c’était une avancée bidon. En médecine, la décroissance n’existe pas encore…

[1] Voir : « Bienfaits et dangers de la révolution génétique, Dernier pas vers la sélection humaine », Jacques Testart, Le Monde diplomatique, juillet 2017.

[2] L’Humain en danger. Les promesses suicidaires du transhumanisme, Jacques Testart et Agnès Rousseaux, à paraître aux éditions du Seuil, en mars.

Jacques Testart Biologiste

Société
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