La langue française, enjeu d’intégration

Se débrouiller assez vite en français est impératif pour les réfugiés, mais les méthodes classiques ne sont pas toujours adaptées. Alors des associations élaborent leurs propres outils.

Lena Bjurström  • 31 janvier 2018 abonné·es
La langue française, enjeu d’intégration
© Alain Pitton/NurPhoto/AFP

À Paris, place Stalingrad, ils sont des dizaines de migrants assis sur les escaliers, attentifs aux cours de français dispensés en plein air par les bénévoles de l’association Baam. Dans le Xe arrondissement de la capitale, les ateliers linguistiques organisés par Français langue d’accueil ne désemplissent pas depuis la création de la structure en 2008. Et nombre d’autres initiatives ont vu le jour au cours de la dernière décennie pour répondre à ce besoin fondamental de ceux qui débarquent en terre inconnue : apprendre les bases du français. « Maîtriser la langue, c’est s’emparer des clés de compréhension du nouveau monde dans lequel ils évoluent, souligne Anna Cattan, responsable pédagogique de l’organisme de formation Langues plurielles. En tant que formateurs, nous devons nous accorder à leurs besoins et à leurs parcours. »

Enseigner le français aux réfugiés, c’est s’ajuster à des situations précaires et prendre en compte un passé souvent lourd à porter. « Bien sûr, on s’appuie sur des méthodes de français langue étrangère [FLE]_, mais on doit nécessairement les adapter, ne serait-ce que parce que celles-ci s’adressent le plus souvent à de jeunes cadres blancs, de classe moyenne et supérieure_, explique Anna Cattan. Non seulement c’est assez maltraitant au regard de leur propre situation, mais en plus ça ne correspond pas à leurs besoins. » Christian Robin, directeur de l’association Français langue d’accueil, grimace en repensant à un manuel dont la première leçon portait sur un passage à la boulangerie : « Vous entrez et vous hésitez entre un millefeuille et une tarte au citron… » Le problème ne réside pas tant dans la méthode d’apprentissage de la langue que dans l’univers qui y est développé.

Comment devenir bénévole ?

Partout en France, des associations spécialisées ou de grandes organisations, comme la Cimade, font appel à des bénévoles pour dispenser des ateliers linguistiques. Certaines annonces sont reprises sur le site tousbenevoles.org, mais il est aussi possible de contacter directement les associations et groupes locaux recensés dans les annuaires d’associations des mairies.

En Île-de-France, le Réseau Alpha ­référence les structures engagées dans l’apprentissage du français et propose une mise en commun des ressources pédagogiques. Le Réseau études supérieures et orientation des migrant(e)­s et exilé(e)­s (Resome) regroupe quant à lui les initiatives dans l’enseignement supérieur. Enfin, si la bonne volonté est à encourager, encore faut-il qu’elle soit outillée. « L’enseignement du français et l’alphabétisation ne s’improvisent pas », rappelle la formatrice Farideh ­Touchard. C’est pourquoi plusieurs associations, comme Français langue d’accueil ou Langues plurielles, dispensent des formations d’instructeurs bénévoles et mettent à disposition leurs supports pédagogiques en ligne.

« Dans les fiches pédagogiques que nous avons élaborées, le premier dialogue que nous mettons en scène est un appel au 115. Nos apprenants ont des besoins de vie quotidienne auxquels il faut pouvoir répondre rapidement », explique le militant associatif. Pour cela, nombre d’associations et d’organismes de formation ont construit leurs propres supports pédagogiques, se fondant sur leur expérience de terrain. Tout comme Français langue d’accueil, Langues Plurielles a ainsi mis en ligne une série de leçons et d’outils adaptés pour formateurs, à disposition des bénévoles à la recherche de supports et de méthodes. Ces outils se concentrent sur des enjeux quotidiens, comme une visite médicale, tout en reflétant une approche citoyenne de la société française. Et ils s’efforcent de s’accorder aux différents niveaux d’un public disparate.

« Ça peut sembler évident quand on le dit, mais il faut rappeler à quel point les situations, des uns et des autres, leur rapport au français, à l’écrit et à l’apprentissage scolaire sont différents, souligne Farideh Touchard, formatrice en FLE et en alphabétisation. C’est fondamental de s’en rendre compte, car, ensuite, on n’enseigne plus de la même manière. »

De fait, parmi les réfugiés, il y a ceux qui ne parlent ni n’écrivent le français, mais qui ont un certain niveau de scolarisation dans leur pays d’origine. Ceux qui, originaires d’un pays francophone, parlent un peu la langue mais ne l’écrivent pas. Et ceux qui ne parlent ni n’écrivent le français et qui n’ont que peu ou jamais été scolarisés. Dans une société où l’écrit est au cœur de la vie quotidienne, ceux-là sont encore plus démunis que les autres. « On ne mesure pas assez à quel point la maîtrise de la lecture est fondamentale pour pouvoir vivre dans notre société, rappelle Farideh Touchard. Pour prendre le bus, ou ne serait-ce que retrouver quelqu’un devant une enseigne inconnue… Un homme m’a dit une fois qu’avant de pouvoir lire il était comme dans une pièce plongée dans l’obscurité. »

Et les ressources et méthodes disponibles ne sont pas à la hauteur de l’enjeu, regrette la formatrice. « En FLE, on réfléchit depuis longtemps aux différentes méthodes d’apprentissage, mais il y a très peu de recherches sur les méthodes d’alphabétisation des adultes. » Au sein des diplômes de FLE, ces techniques ne sont abordées que de façon vague et peu pratique, estime-t-elle : « Résultat, on a des formateurs fraîchement diplômés qui se retrouvent démunis face à un public qu’ils ne connaissent pas. » À chacun de se former sur le terrain, voire à l’étranger, comme au Québec, où la recherche sur le sujet est plus développée.

Du côté des supports pédagogiques, selon Farideh Touchard, c’est le même problème. Rares sont les ressources didactiques d’alphabétisation destinées à un public adulte non lecteur. Celles qui existent sont souvent « infantilisantes », juge la formatrice, et « trop rapides dans leur progression ». Un constat partagé par Sai Beaucamp Henriques et Victoria Iglesias, également formatrices de FLE. Ensemble, elles ont élaboré un manuel d’alphabétisation [1] spécifiquement destiné à ce public peu ou pas scolarisé. Confortées par leur expérience sur le terrain, elles se sont efforcées de concevoir un support qui respecte les apprenants.

« Il y a un grand mépris vis-à-vis de ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit. C’est totalement injustifié, car ce sont des personnes pleines de ressources, souvent autodidactes. Et puis ce sont des adultes. On ne peut pas avoir la même approche qu’avec des enfants », explique Sai Beaucamp Henriques. Exit les mignonnes petites girafes, le coloriage et autre imaginaire enfantin : il s’agit de s’appuyer sur des références et des pratiques d’adultes. « Il est également important de développer une méthode très progressive, ajoute-t-elle, L’alphabétisation prend du temps. »

« Aujourd’hui, l’État commence tout juste à s’intéresser à ce sujet, estime pour sa part Anna Cattan. Notamment du fait des arrivées de nombreux réfugiés dans cette situation. » De manière générale, la prise en compte des spécificités de l’enseignement du français à un public migrant est très récente, note la formatrice : « Ces dernières années, il y a eu un réveil, avec plusieurs appels à projets pour construire du matériel pédagogique qui convienne. » Et un questionnement du système de formation linguistique mis en place par l’État.

Dans le cadre du contrat d’intégration républicaine (CIR), les migrants admis au séjour en France suivent des cours de français dispensés par des associations et des organismes de formation conventionnés. Mais, pour l’heure, ces cours sont plafonnés à 240 heures, un temps trop court au regard de la diversité des niveaux, selon le député LREM Aurélien Taché, chargé d’un rapport très attendu sur l’intégration des primo-arrivants. Ces heures devraient être « au moins doublées », voire passer à « 600 heures pour les analphabètes », affirmait-il en janvier à l’AFP. Les associations, elles, militent pour que ces formations soient également ouvertes aux demandeurs d’asile.

« Le français est un enjeu d’intégration,appuie Anna Cattan. Au-delà des nécessités de la vie quotidienne, la formation linguistique devrait pouvoir permettre aux migrants d’évoluer dans notre société à égalité. J’en ai vu tellement renoncer à leurs rêves parce qu’ils pensaient ne pas avoir un assez bon niveau en français. » Ces rêves : des projets professionnels comme une reprise d’études, par exemple. Ces dernières années, à l’initiative de la communauté enseignante, plusieurs universités ont mis en place des diplômes universitaires de français langue étrangère destinés aux réfugiés et aux demandeurs d’asile. L’enjeu ? « Offrir une formation de langue qui leur permette ensuite d’intégrer d’autres cursus au sein de l’université, ou ailleurs, en tant qu’étudiants, explique Frédérique Pharaboz, responsable d’un diplôme de ce type, créé à l’automne dernier à Paris-XIII. L’intégration fait partie des missions de l’université, il s’agissait pour nous de se donner les moyens de remplir cette fonction. »

Avant Paris-XIII, des initiatives du même genre ont vu le jour dans d’autres facs, comme celles de Paris-8, de Grenoble ou encore de Bordeaux. La plupart du temps soutenue financièrement par des appels aux dons ou sur les fonds propres des établissements, l’existence de ces formations reste fragile sans engagement de l’État sur le sujet.

À l’heure où le concept d’intégration est repris à tort et à travers dans les discours politiques, l’implication de l’État dans l’accueil linguistique des réfugiés reste insuffisante, juge Anna Cattan. « Aujourd’hui, le nombre d’associations et de bénévoles qui s’engagent dans l’enseignement du français et développent leurs propres ressources démontre à quel point il y a un besoin. Et c’est formidable de voir tant de gens qui s’engagent. Mais ce devrait être le travail de l’État de construire cet accueil », affirme la formatrice, qui se prend à rêver d’un véritable service public d’accueil sociolinguistique.

[1] Lire et écrire en français. Méthode d’alphabétisation progressive, Farideh Touchard (dir.), Sai Beaucamp Henriques, Victoria Iglesias, Belin Éducation, 216 p., 15 euros (2017).

Société
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