Les « Deliveroo » refusent de pédaler plus pour gagner moins
Plusieurs groupes de livreurs Deliveroo ont cessé leur activité jeudi soir pendant deux heures pour protester contre l’extension de leur zone de livraison. Une nouvelle combine de l’entreprise pour fragiliser les conditions de travail.
Rassemblés à un carrefour du chic VIe arrondissement parisien, une trentaine de livreurs Deliveroo parlent de « PCN », « PSE », « PCRG ». Un vocabulaire bien à eux : ce sont les zones qui découpent la ville. À Paris, il y en a sept. Ici, c’est PCRG, pour Paris Centre Rive Gauche. Chaque livreur a sa zone attitrée, au sein de laquelle il réalise ses trajets. Sauf que depuis deux semaines, Deliveroo a étendu les zones de livraison.
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« On pouvait être amené exceptionnellement à dépasser de 500 mètres. Depuis, sans avoir été prévenus, on doit aller chercher des commandes à deux ou trois kilomètres de plus », explique Malo*, étudiant et livreur depuis deux ans dans la zone. Il détaille : « La semaine dernière, j’ai fait environ deux courses sur cinq hors zone. Avant, c’était de l’ordre d’une sur quinze. » La perte est estimée par tous à presque une course (5,75 euros) par heure. Les livreurs craignent une baisse de « près de 20 % de [leurs] revenus ».
Débordant sur la rue, ils ont la tenue de travail, et le vélo prêt à repartir. Le mot d’ordre : se déconnecter deux heures, en signe de protestation. Certains portent des cache-nez, pour ne pas être reconnus. Tous tiennent à leur anonymat. « Si avec ça je ne suis pas viré demain moi », plaisante à moitié l’un d’eux. « Rien que cette semaine vous avez vu, ils en ont viré deux ! » L’un était un « ancien, bien connu dans la zone », qui avait tendance à « gueuler au téléphone » : écarté de la plateforme sans préavis, ni justification.
« Vous êtes pour ou contre l’uberisation ? »
Le 10 janvier, les livreurs ont reçu un mail de Deliveroo. Un compte-rendu de « tables rondes » organisées dans plusieurs endroits en France entre livreurs et représentants de Deliveroo France. « Il y avait pas mal de petites améliorations », relate Simon*, livreur depuis deux ans, et dont c’est la seule source de revenus. Mais pas un mot sur une extension des zones. « Le soir même, on a reçu des commandes à trois kilomètres de plus ! » Une méthode de communication typique de Deliveroo : « On apprend les nouvelles quand on les reçoit sur l’appli. »
Un petit groupe se met en route pour aller discuter avec un restaurateur. Le propriétaire du Canton, un restaurant vietnamien, sort sur le perron. Bras croisés, sourire indulgent, il hoche la tête aux explications des livreurs. Deliveroo lui permet d’augmenter son chiffre d’affaires de 10 %, 300 euros par jour en moyenne. Mais il accepte immédiatement de se déconnecter de la plateforme. « J’adhère, dit-il simplement. Mon fils est aussi livreur, ce n’est pas un boulot facile. Et le service s’est dégradé. »
Une voiture noire se gare à la hauteur du groupe, la vitre s’abaisse. « Vous êtes pour ou contre l’uberisation ? » C’est un chauffeur Uber qui les interpelle. Après quatre ans passés à travailler dans son véhicule, lui a tranché : « C’est de la merde. De notre côté aussi, ça se dégrade. » Il hausse les épaules, reste à observer la discussion avec le restaurateur, d’un œil impatient. « Je file, j’ai un client », lâche-t-il au bout de cinq minutes, en recevant une notification sur son smartphone.
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« Dans des entreprises ubérisées, pas besoin d’annoncer un plan social, tu fais des mesures en cachette », ironise Malo. Des dizaines de livreurs ont envoyé chacun un mail collectif à la direction, pour faire part de leur inquiétude. Aucune réponse ne leur est parvenue. Phase test ? Décision définitive ? Certains livreurs disent avoir déjà moins de courses hors-zone à réaliser. D’autres pensent que le dispositif pourrait s’étendre à d’autres villes. Le flou demeure. « Ils nous testent. Alors notre but, c’est de montrer que chaque changement de nos conditions de travail provoquera une mobilisation », estime Édouard Bernasse, membre du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap).
Des mobilisations difficiles à faire converger
Depuis mercredi, des livreurs occupent le siège de Deliveroo à Bruxelles. Ailleurs en Europe, des points de mobilisation émergent. Mais mener un mouvement d’ampleur reste difficile : de par leur statut d’auto-entrepreneur, aucune liste des livreurs n’existe. Tout repose sur des groupes de discussions WhatsApp ou Telegram. « C’est du bouche-à-oreille, résume Malo_. Nous n’avons pas de syndicats, pas de connaissance de nos camarades, pas de relais direct avec la direction. En résumé, nous sommes privés des éléments sur lesquels se base tout mouvement de grève. »_
Ce soir-là, deux autres zones parisiennes ont connu des mouvements de déconnexion. Dans la zone centre-nord, ils étaient une trentaine de livreurs mobilisés. Au sud-ouest, près d’une dizaine.
22h10. Fin de la déconnexion. Simon lance : « Je vous laisse, je suis reconnecté, j’ai une course ! C’est au restau de burgers là, encore ». Le jeune homme donne des accolades, remercie chacun d’être venu. Et enfourche son vélo pour la prochaine course nocturne.
[*] Les prénoms ont été changés.
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