« L’Oubli », de Philippe Forest : L’attraction d’un vide
Dans L’Oubli, Philippe Forest imagine, à partir de la perte d’un mot, un cheminement voué à maintenir vivant le souvenir des disparus.
dans l’hebdo N° 1488 Acheter ce numéro
U n matin, un mot m’a manqué. » Voilà un incipit économe en moyens mais qui ouvre nombre de voies possibles. C’est le début d’un texte qui résonne plus qu’il ne raisonne. Le nouveau roman de Philippe Forest, L’Oubli, déploie une ligne narrative dans une chambre d’échos multiples. Il mêle étroitement la spéculation au récit poétique. Produisant sans discontinuer un bouquet de sens, propices au songe et à l’échappée lointaine…
Un matin, une absence, donc. Événement anodin ? Pas certain. Surtout si l’on se met en quête, comme le fait le narrateur, du mot fugueur. Une quête qui va le mobiliser tout entier. Il en a la disponibilité : le narrateur s’est « réfugié » sur une île, en rupture avec son travail, ses relations, sa vie ordinaire quelque part sur le continent. Il ne s’accorde pas un luxe. Il assure en outre ne pas être « dépressif », un qualificatif dont, par ailleurs, il se méfie parce qu’il sert « surtout à disqualifier les gens qui [ont] décidé de prendre enfin au sérieux les questions essentielles ». Pour lui, la recherche de ce mot perdu est fondamentale, peut-être même fondatrice, un peu comme l’irruption du fameux « Rosebud », clé de voûte du personnage de Citizen Kane, d’Orson Welles.
L’Oubli est un voyage inquiet. Un cheminement qui suit des tours et des détours parfois extérieurs, le plus souvent intimes. Extérieurs, parce que le narrateur croit pouvoir trouver de l’aide hors de lui. Par exemple, dans les dictionnaires. Il s’y plonge avidement, en en lisant plusieurs de front. Mais l’effet est pire que la cause. Face à tous les mots qu’il ignore et que lui révèlent ces dictionnaires, le narrateur, sujet à une « hémorragie verbale », a la sensation que le langage le quitte. Il ne trouve guère plus de secours auprès d’un analyste réfractaire. Histoire pour l’auteur, peut-être, de dire sa réticence vis-à-vis de la psychanalyse, alors que L’Oubli a tant à voir avec les arcanes de l’inconscient.
Le narrateur, dès lors, creuse en lui-même. Non sans être passé par la croyance que ce qui lui arrive n’est en rien singulier. Que tous les êtres humains sont concernés par cette perte de valeur des mots dont ils usent. On peut y entendre un écho de notre époque, où l’opposition manichéenne – « j’aime », « j’aime pas » – tient lieu de tant d’échanges. Mais pas le discours décliniste, dont le narrateur se démarque non sans sarcasmes envers les contempteurs du langage d’aujourd’hui.
C’est encore une autre route qu’il emprunte. Ces circonvolutions de la pensée flottante sont l’une des richesses de L’Oubli. Du trou que représente le mot initial envolé, le narrateur tire de multiples fils. Ou plus exactement un seul fil, mais qu’il dévide en tâtonnant, en allant et venant, en ne sachant pas où il va et s’il trouvera une issue, autrement dit son Graal. L’image du labyrinthe est récurrente. La construction en miroir aussi. Quand le narrateur était enfant, alors qu’à la fête foraine il avait une prédilection pour le palais des glaces où, se cognant aux vitres, il se perdait, sa mère lui avait donné ce conseil pour trouver la sortie : « Il suffisait de toujours aller dans la direction où cessaient les reflets, où manquaient les images, la porte que je cherchais se situant là où, le miroitement s’interrompant, l’œil ne voyait rien. »
Voilà une idée qui ne cesse de fasciner, et qui traverse tout le roman : du sentiment de vide advient le fait d’exister. Il permet de se libérer (du palais des glaces, par exemple), appelle une forme, suscite la création. Au contraire, le trop-plein de mots, comme celui des dictionnaires, ou le trop-plein de maux, comme dans la tête des fous, engendrent le déversement, la fuite. L’Oubli pourrait constituer une réponse à cette question, posée initialement par Leibnitz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Sur le tableau qui orne sa chambre d’hôtel, a priori uniformément blanc, ou sur les photos, toutes semblables, que le narrateur s’est mis à prendre de la vaste étendue se trouvant face à lui, mer et ciel confondus, rien n’est vraiment perceptible. Et pourtant, une forme y prend corps insensiblement. De la même manière, ce qui n’était qu’un vague petit point à peine entrevu dans les flots se concrétise un jour en une femme sortant des tréfonds, comme une merveilleuse apparition, une ancestrale sirène. Par elle reviendront l’amour et le plaisir.
Les brumes qui enserrent en permanence l’île où le narrateur s’est exilé rehaussent la dimension fantastique. L’animal mutilé, non identifiable, échoué sur la grève évoque un monstre usé à force d’avoir hanté la mer. Mais l’étrangeté de ce roman vient aussi des expériences troublantes qu’il fait partager à son lecteur. Notamment autour du sommeil et de la mémoire, où plane l’ombre de Proust. « Ce qu’on se rappelle, on l’invente », affirme le narrateur, déployant une logique vertigineuse où la sauvegarde des souvenirs passe par l’oubli.
Ce sont les hommes qui recèlent les fantômes. Depuis son premier texte, L’Enfant éternel (Gallimard, 1997), la perte irrigue, impulse l’œuvre de Philippe Forest. Après Crue (Gallimard) il y a deux ans, L’Oubli est un nouvel acte de foi dans la capacité des rêves à toucher l’ombre du réel. « Immense est la délicatesse des morts, écrit Philippe Forest. Ils font tout leur possible afin que ceux qui les ont aimés ne s’aperçoivent pas qu’ils sont partis. Tardant à leur fausser compagnie. Pendant des années. Qui d’ailleurs durent autant que des siècles. Puisque le temps s’éternise où ils traînent. De manière à ce que quelque chose reste d’eux auprès de ceux auxquels ils font défaut et qui n’auraient pas la force de supporter leur absence sans le subterfuge des songes. »
L’Oubli, Philippe Forest, Gallimard, 236 p., 19 euros.