Maudite Syrie
Les Kurdes risquent d’être les cocus de l’histoire. Les États-Unis se sont appuyés sur eux pour vaincre Daech et pour pérenniser leur présence en Syrie. Mais, au-delà, ils laisseront les Turcs régler leurs comptes.
dans l’hebdo N° 1487 Acheter ce numéro
Non la Syrie n’en a pas fini avec les massacres de populations. Non la guerre – les guerres, devrait-on dire – n’est pas terminée. Elle n’a jamais cessé, même quand nous autres, Occidentaux, faisons mine de le croire, parce que c’est plus confortable. Tandis que l’aviation de Bachar Al-Assad continue de bombarder et de gazer les enclaves rebelles de la Ghouta, dans la banlieue de Damas, et d’Idlib, au nord-ouest du pays, un autre front vient de s’ouvrir. C’est la Turquie, cette fois, qui est l’agresseur. Et ce sont les Kurdes syriens les victimes. Depuis le 20 janvier, des dizaines de chars ont traversé la frontière, soutenus par l’aviation turque. Objectif : anéantir les milices kurdes qui tiennent la ville d’Afrin, située à l’extrême nord du district d’Alep, à une trentaine de kilomètres de la frontière.
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Disons tout de suite aux amateurs de lecture dogmatique des événements que les grilles d’antan ne sont plus guère opérantes. La Turquie est certes membre de l’Otan, donc, à ce titre, alliée militairement aux États-Unis, mais les Kurdes de l’YPG sont également soutenus par Washington au sein de la coalition anti-Daech. Et ce n’était pas là seulement une tactique de circonstance. Les États-Unis comptent bien, en effet, prolonger cette alliance pour installer durablement des effectifs au nord de la Syrie, en territoire kurde, mais à l’est de la zone d’incursion turque actuelle. Autrement dit, les États-Unis sont un peu des deux côtés à la fois dans cette affaire. Non pas qu’ils éprouvent le moindre sentiment compassionnel à l’égard de la population kurde, mais ils comptent s’appuyer sur les milices de l’YPG pour installer des troupes dans la région. Une façon de revenir dans le « jeu » syrien après en avoir été chassés par Moscou.
Une même lecture dogmatique, genre confrontation Est-Ouest, comme autrefois, pourrait conduire à se tourner vers la Russie pour espérer stopper l’offensive turque. Ce serait là aussi s’exposer à une grave déconvenue. Car si la Turquie lance son offensive dans une région entièrement contrôlée par Moscou, c’est évidemment avec l’autorisation de Poutine. Erdogan ne s’est pas privé de fanfaronner sur le feu vert qu’il a obtenu de ses « amis » russes. La Russie a d’ailleurs ouvert la voie en retirant ses troupes de la zone à la veille de l’offensive turque. Bref, Moscou marche avec le « membre de l’Otan », et les États-Unis sont plutôt dans le « camp d’en face ». C’est compliqué, mais pour l’instant c’est comme ça !
La morale de cet épisode très immoral, c’est que les Kurdes risquent d’être les cocus de l’histoire. À la tête de la coalition, les États-Unis se sont appuyés sur leurs troupes au sol pour vaincre Daech. Ils ont encore besoin d’eux aujourd’hui pour pérenniser leur présence en Syrie. Mais, en dehors d’un vaste territoire qu’ils sont en train de s’approprier, ils laisseront les Turcs régler leurs comptes. C’est le sens de la molle formule diplomatique : « Les États-Unis appellent la Turquie à la retenue. » Des mots cent fois utilisés quand il s’agit de permettre à Israël de bombarder les Palestiniens… L’autre « morale », c’est qu’entre Poutine, Erdogan et Trump, il est assez vain de chercher un partenaire vertueux que l’on pourrait soutenir, ne serait-ce que du regard. La Syrie est entre les mains d’autocrates et de cyniques qui, in fine, protègent le pire des dictateurs, toujours en son palais à Damas. Pendant qu’à deux mille kilomètres de là, l’aviation saoudienne massacre les Yéménites.
Et la France dans tout ça ? Elle continue d’ânonner la même litanie. Cette fois, c’est Florence Parly, ministre de la Défense, qui s’y est collée : « L’essentiel, c’est la lutte contre le terrorisme. » Qui oserait se proclamer partisan de Daech, surtout au moment où cette organisation est militairement à l’agonie ? C’est une misérable façon de ne rien dire sur rien. Sans compter que cette nouvelle séquence de l’épouvantable crise syrienne invalide justement la notion de terrorisme. Ainsi, les YPG sont terroristes quand ils soutiennent les revendications d’autonomie, et héroïques quand ils combattent Daech au côté des Américains et des Français. Quant à Bachar Al-Assad et à Poutine, cela fait longtemps qu’ils appellent « terroriste » tout ce qui bouge dans leurs pays.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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