Notre-Dame-des-Landes : La ZAD se sent pousser des ailes
L’abandon du projet d’aéroport n’aveugle pas les opposants et occupants du bocage. Ils se disent prêts au dialogue, mais toujours vigilants pour défendre un modèle né de décennies de résistance.
dans l’hebdo N° 1487 Acheter ce numéro
La fête de la victoire ne leur a pas fait perdre le fil du temps. À la ferme de Bellevue, les travaux se poursuivent sous le « hangar de l’avenir ». Une dalle de béton a été coulée car cette majestueuse armature de bois se destine à accueillir une scierie et un atelier de tannerie. Des projets d’avenir, comme si rien n’avait changé. À l’heure du déjeuner, les éclats de rire, les verres qui trinquent et les exclamations enjouées pleuvent dans la grande salle de réunion. La joyeuse tablée, tous âges et tempéraments confondus, s’anime volontiers autour d’un pot-au-feu maison. « Ce midi, nous mangeons le premier veau né sur la ZAD, il y a quatre ans ! », précise fièrement Jean-Louis, un agriculteur à la retraite depuis deux ans. Comme un symbole de la longévité et de la viabilité de cette microsociété émergeant doucement mais sûrement de la verdure de Notre-Dame-des-Landes. En ce lendemain de victoire historique, les discussions oscillent entre commentaires ironiques du discours d’Édouard Philippe, blagues sur les zadistes prétendument « ultra violents » et souvenirs de ces années de lutte inoubliables. « Je m’oppose à ce projet d’aéroport depuis ma première réunion syndicale, en 1974 ! Je sortais tout juste de l’école et j’avais collé l’autocollant ‘‘Non à l’aéroport !’’ sur ma Simca 1000, à côté de celui du Larzac », se souvient Jean-Louis, membre du collectif Copain 44.
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La victoire, ils en rêvaient tous, et ils l’ont eue. L’abandon du projet d’aéroport sur leur belle zone naturelle les a ravis, surpris, choqués, émus, soulagés ou cloués sur place. Tous se sont laissés embarquer dans ce maelström d’émotions, le temps d’une soirée, d’une nuit, ce mercredi 17 janvier. Mais pas question de s’enliser dans ce sentiment d’allégresse car le combat continue. Si le spectre de l’aéroport ne plane plus sur le bocage nantais, celui de l’avenir grandit de jour en jour. « Nous nous sommes battus pour cette victoire mais il y a tellement de difficultés pour passer à la phase de l’après que cela empêche de s’extérioriser comme on devrait le faire, analyse avec philosophie Julien Durand, l’un des opposants historiques au projet. Une minorité d’entre nous a quelque difficulté à penser le quotidien sans la dimension de résistance qui leur plaisait tant. »
Ces dissensions internes se sont cristallisées dès le premier défi lancé par le gouvernement : déblayer la D281 des pneus, carcasses de voiture et cabanes-miradors installés sur l’asphalte. Surnommée la « route des chicanes », elle incarnait physiquement cette ex-zone à défendre, cette énergie commune. La nettoyer revient à tourner une page. Certains habitants, « les puristes », refusent catégoriquement de se soumettre aux volontés de l’État. Mais à force de discussions, le mouvement est parvenu à se mettre d’accord et a organisé un chantier collectif pour faire place nette sans intervention extérieure, sans présence de journalistes, sans avoir l’impression de se renier. Un premier signe d’apaisement qui rend crédible l’ouverture d’un dialogue entre les responsables de l’État et les représentants du mouvement pour les deux mois à venir, c’est-à-dire jusqu’au 31 mars, la fin de la trêve hivernale.
Le mouvement d’occupation de cette zone à défendre (ZAD) emblématique n’a pas attendu le verdict du gouvernement pour esquisser son avenir. Depuis des mois, une assemblée générale des usages réfléchit à la mise en place d’une gestion collective du territoire. « Cette assemblée est composée des groupes connus comme l’Acipa, le Cédpa, le collectif Copain, l’Adeca, les Naturalistes en lutte mais aussi tous ceux qui utilisent la zone, que ce soient les chasseurs, les cavaliers ou les randonneurs », détaille Amalia, en rattrapant un agneau tentant de s’échapper de la bergerie du lieu-dit Les Rosiers.
Il y a trois ans, cette jeune étudiante a décidé de quitter sa ville natale de Metz pour rejoindre Notre-Dame-des-Landes car l’avenir que lui traçait sa formation de garde-forestier ne correspondait pas à sa vision de la vie ou de la politique. Des projets, elle semble en avoir mais ne les détaille pas. Aujourd’hui, elle se sent chez elle dans ces champs qu’elle a appris à aimer, à cultiver, et souhaite ardemment rester. Mais comment ? Une question encore en suspens pour certains habitants, comme Mathieu. Assis sur une vieille mobylette qu’il essaye de réparer, il repense à celui qu’il était à son arrivée, en 2012, et celui qu’il est devenu. « J’avais 20 ans, j’étais paumé, je ne connaissais rien à la ZAD, ni à la politique. Au départ, j’étais juste venu pour monter un chapiteau sur une exploitation menacée d’expulsion. Finalement, je suis resté car j’aime tout ici : les paysages, la dynamique sociale, la manière d’interagir entre nous, les liens qui se sont tissés… », raconte-t-il, un brin nostalgique. La suite ? Il n’y pense pas vraiment.
« Nous sommes prêts à entamer un dialogue mais il faut stimuler l’intellect et faire marcher l’imagination pour trouver des solutions adaptées à notre situation. Nous avons la volonté de résoudre les problèmes par nous-mêmes, sans forces de l’ordre ni justice, comme c’est le cas depuis cinq ans », clame Geneviève Coiffard, une « anti » de la première heure. Personne ne cache l’ambition de créer une entité juridique issue du mouvement pour négocier avec l’État et, surtout, pour prendre en charge les 1 650 hectares de foncier que représente la ZAD. Une alternative pour éviter que la chambre d’agriculture et la Safer [1] ne s’emparent de cette opportunité pour redistribuer les terres en six mois et ne privilégient l’agrandissement d’exploitations déjà en place. « Dans l’immédiat, nous demandons le gel des terres pour nous laisser le temps de ficeler le dossier, pour que les choses soient pérennes et pour qu’on laisse la chance à tous les projets, conventionnels ou hors cadre », poursuit Geneviève, galvanisée par l’élan victorieux de ces dernières heures.
Au Limimbout, Sylvie et Marcel Thébault vivent toujours au rythme de leurs trente-cinq vaches laitières. « Elles dorment mieux depuis la victoire mais il faut toujours se lever à 6 heures pour les traire », s’amuse Marcel, l’un des agriculteurs ayant résisté aux avances de Vinci. Pour eux, le soulagement est immense car ils vivaient avec le risque d’être expulsés depuis mars 2016. « C’est simplement la victoire de la raison et du droit », glisse Sylvie, un large sourire accroché aux lèvres.
À partir du 9 février, date de la fin officielle de la déclaration d’utilité publique, le couple pourra enfin se tourner vers son projet d’avenir : se convertir à l’agriculture biologique. Une envie de longue date mais qui demandait une visibilité sur le long terme et l’obligation d’engager ses terres sur cinq ans pour bénéficier des aides à la conversion. Totalement impossible jusqu’à présent. « Depuis la déclaration d’utilité publique en 2008, tout était un peu figé sur le site car on ne pouvait plus obtenir de permis de construire. Nous avons fait quelques investissements sur l’exploitation, notamment pour finir la mise aux normes et la rénovation du chemin des vaches, mais rien d’autre », regrette Sylvie, arrivée sur l’exploitation avec son mari en 1999.
Pour eux, la situation ne semble pas problématique. Mais de nombreuses questions seront soulevées prochainement parmi les agriculteurs, notamment le sort de ceux qui ont accepté l’argent de Vinci mais n’ont jamais quitté leur ferme. Le collectif Copain leur a déjà écrit deux lettres, pour leur rappeler qu’ils avaient renoncé à l’usage de leurs terres. « Ils sont restés car nous étions là, nous avons résisté. Et cela arrangeait bien Vinci que les terres soient entretenues. Mais ils ne pourront pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Cela risque de se faire dans la douleur », souligne Marcel Thébault. Entre 500 et 600 hectares sont concernés, qui pourraient être récupérés pour les projets développés par les jeunes agriculteurs. « On nous dit que le territoire redevient agricole, mais il faut quand même se souvenir du passé, de la destruction violente de certaines exploitations. Et rester conscient des difficultés pour les jeunes de s’installer, d’avoir accès au foncier, notamment quand ils ont des projets atypiques », rappelle l’agriculteur. Le couple n’imagine pas ce territoire vidé de cette nouvelle énergie, de cette jeunesse qui a redynamisé l’activité agricole du bocage.
Si Édouard Philippe a affirmé « la vocation agricole » des terres, aucune évocation de toutes les expérimentations sociales et culturelles qui se sont forgées au fil des années aux quatre coins de la ZAD. « Ces nouveaux habitants nous ont apporté une nouvelle forme de démocratie. Cela nous a bousculés au départ, car nous étions davantage habitués à prendre les décisions à la majorité que par consensus. Il se construit ici un nouveau rapport social, une nouvelle vision de la société qui fait peur à l’establishment », souligne Bernard, ancien agriculteur, opposant au projet depuis 2000.
« Nous sommes encore dans une situation de non-décision mais il y a des projets qu’on pourra porter tous ensemble. Nous avons des embryons d’installations qui tiennent la route mais il leur manque une reconnaissance officielle. D’autres sont déjà inscrits à la MSA, la sécurité sociale agricole, et payent des cotisations. La preuve que ces expérimentations peuvent fonctionner », détaille Julien Durand, porte-parole de l’Acipa. Sur la ZAD, il y a désormais un brasseur qui cultive son houblon, un maraîcher installé près d’une future conserverie, un agriculteur qui produit du lait bio collecté par la coopérative Biolait, et même un paysan-boulanger. « Je cultive une petite parcelle de blé, je le transforme en farine au moulin situé à Saint-Jean-du Tertre, puis je le cuis pour le vendre », raconte Michaël, débarqué sur la ZAD il y a sept ans.
Le vendredi matin, c’est l’effervescence générale à la boulangerie des Fosses noires. Avec ses deux fournils distincts, cette ancienne ferme incarne tout le champ des possibles cher aux occupants du site. L’un, animé par Michaël, est officiel aux yeux des institutions et vend son pain sur les marchés et dans des Amap ; l’autre, plus officieux, fournit essentiellement le « non-marché » de la ZAD, où l’on peut se procurer son kilo de pain, ses légumes et son lait à prix libre. « J’ai une activité agricole déclarée depuis deux ans mais quand viendra l’heure des négociations avec l’État, je ne laisserai pas tomber les autres habitants qui ont des projets un peu moins dans les clous. Si j’en suis là aujourd’hui, c’est parce que j’ai pu profiter de cet espace de liberté qu’offrait la ZAD », assure le boulanger âgé d’à peine 30 ans, en mettant à cuire la dernière fournée de pain de la journée. Une solidarité sans faille inscrite noir sur blanc dans les six points « sacrés » : « Que les nouveaux habitant-e-s venu-e-s occuper la ZAD pour prendre part à la lutte puissent rester sur la zone. Que ce qui s’est construit depuis 2007 dans le mouvement d’occupation en termes d’expérimentations agricoles hors cadres, d’habitat auto-construit ou d’habitat léger (cabanes, caravanes, yourtes, etc.), de formes de vie et de luttes puisse se maintenir et se poursuivre » (voir encadré).
En attendant la prochaine étape, hors de question que l’agenda des habitants soit dicté par les considérations politiques. Les amateurs de lecture peuvent toujours buller à la bibliothèque Taslu et les amoureux de la nature partir à la rencontre du triton crêté. Une rencontre avec l’écrivain Éric Vuillard, prix Goncourt 2017, est même prévue le 1er février, à La Rolandière, pour échanger sur l’importance de donner la parole à ceux qui l’ont rarement mais qui peuvent changer le cours de l’histoire. Et, surtout, les préparatifs s’accélèrent pour la grande mobilisation du 10 février, pour fêter la victoire tout en gardant les pieds sur terre. Leur mot d’ordre déborde d’optimisme : « Enracinons l’avenir ! »
[1] Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.
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