Pour que cesse la guerre dans les quartiers
Les rivalités de voisinage ont pris une tournure dramatique dans le XIXe arrondissement de Paris. La mobilisation des habitants s’amplifie pour interrompre cette spirale autodestructrice.
dans l’hebdo N° 1485 Acheter ce numéro
La « guerre » qui oppose les jeunes de quartiers voisins dans le XIXe arrondissement parisien a coûté la vie à cinq personnes depuis 2000. Quelques rues à peine séparent les immeubles du quartier Riquet du lot HLM de Cambrai, qui entretiennent depuis plus de vingt ans une rivalité extrêmement violente, et dont plus personne n’est en mesure de donner l’origine ni d’énumérer les épisodes.
Une « guerre des boutons » absurde où les bravades dégénèrent en bagarres, « tête-à-tête », passages à tabac puis coups de couteau. Jusqu’aux tirs avec arme à feu à l’aveugle dans un snack ou un bar à chicha. Le cycle de la vengeance s’alimente ensuite de lui-même, parfois jusqu’à l’exécution sommaire. Dernier drame en date, le 22 septembre dernier, un jeune de 18 ans est décédé au cours d’une fusillade, un an après la mort de son frère aîné dans des circonstances similaires. Une violence « sans queue ni tête », au nom d’une appartenance à un bout de trottoir, qui laisse les adultes démunis.
« Les agressions se sont multipliées après la mort de Salif Sissoko en 2000. Les choses sont devenues très difficiles à calmer ensuite », se souvient Bakary Sakho, 19 ans à l’époque, qui reste « absolument persuadé qu’il n’y a pas un euro en jeu » derrière ces meurtres, malgré les interrogations de nombreux observateurs. « Les gamins sont pris dans un engrenage, comme happés dans des sables mouvants », raconte Farid [1], 26 ans, habitant du quartier Cambrai. Et la circulation des armes provoque des drames. « Il n’y a jamais eu d’intention de tuer »,estime Farid. « Et les rivalités englobent de plus en plus de jeunes, y compris des filles », témoigne Jean-Jacques Samary, de l’association VEMT [2]. La tension est aujourd’hui telle qu’il paraît impossible d’organiser un match de foot avec les adolescents des deux quartiers. « Au collège, c’est déjà trop tard. Les frontières mentales s’installent dès le primaire », se désole Sadia, militant associatif à Cambrai.
Ces guerres de clochers, malheureusement vieilles comme le monde, ont souvent des ressorts identiques : l’ennui, la recherche d’adrénaline, l’effet de groupe. Et un comportement guerrier devenu impératif pour exister sur le « marché des réputations », selon le sociologue Marwan Mohammed, spécialiste du phénomène : « Il y a un attachement aux valeurs de virilité. La masculinité se construit sur des compétences physiques, dans un espace de réputation très dynamique, avec des enjeux forts. » Partant de cette « disposition au conflit », une surenchère rapide de la violence démarre parfois sur un rien et peut agréger des groupes importants, bien au-delà du noyau des bandes. En octobre, à Grigny (Essonne), deux frères sans histoires ont été tués par balles à la suite d’un jeu de cartes qui avait mal tourné. Et les exemples sont malheureusement nombreux. Comme autour des collèges et des lycées de Saint-Denis, d’Aubervilliers et de La Courneuve, où les violences ont atteint un niveau préoccupant depuis le mois de septembre.
Est-ce à dire que ces conflits sont plus violents ou fréquents qu’à l’époque des blousons noirs ou de West Side Story ? Rien ne permet de l’affirmer, tranche Marwan Mohammed, même s’il témoigne d’une année particulièrement chargée au regard des nombreuses sollicitations qu’il reçoit pour conseiller des acteurs démunis, d’Angers (Maine-et-Loire) au XVe arrondissement de la capitale (globalement plutôt aisé) en passant par des communes du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis. Ce qui est établi, en revanche, c’est que ce « marché des réputations » qui fait germer les rivalités se prolonge désormais sur les réseaux sociaux. Et la circulation des images banalise la violence. « À la moindre bagarre, tout le monde filme. Ça devient de la télé-réalité, déplore Cathy Latif, mère de deux enfants du quartier Cambrai. Même des images de meurtre ont circulé. »
L’inquiétude est donc à la mesure du ras-le-bol des familles dans le XIXe arrondissement de Paris. Depuis le décès de Boubou, le 22 septembre, les forces convergent pour tenter de ramener une paix durable sur les deux « territoires ». Les parents, en particulier des mères de famille, ont organisé une marche pour la paix pour appeler leurs enfants au calme. Le 25 novembre, leur rassemblement, d’un quartier à l’autre, a réuni pas moins de 400 personnes.
« La parole des mères est respectée. Les jeunes nous écoutent », assure Cathy Latif, une des initiatrices de la marche. Elle a grandi côté Riquet et élève aujourd’hui ses deux enfants de 9 et 18 ans à Cambrai. Sa « frontière mentale » était tellement infranchissable, se souvient-elle, qu’elle a longtemps caché son quartier d’origine à ses nouveaux voisins, par peur de représailles. Cependant, sa position entre les deux quartiers lui a permis de mobiliser certains jeunes et des parents jusqu’alors en retrait. « Beaucoup d’entre eux ne savent même pas que leur fils est dans ces histoires tant qu’il ne rentre pas blessé. Ils doivent assumer leurs responsabilités », tonne Bakary Sakho, lui aussi père de deux enfants de 6 et 11 ans.
C’est un mouvement de fond qui se profile. Deux semaines avant la marche des mères de Riquet, les mamans de trois quartiers de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) manifestaient avec le même message de paix. Et plusieurs associations de mères ont vu le jour, à l’image des Femmes capables de la cité de l’Europe, qui sillonnaient les rues d’Aulnay-sous-Bois le soir de la Saint-Sylvestre pour éviter les incendies de voiture. Et cela semble marcher. « L’atmosphère a changé », explique Cathy Latif. « Nous sommes pour la première fois dans des solutions viables, avec la mobilisation des parents. Il y a eu un électrochoc. Il n’y a pas eu un seul coup de couteau depuis septembre, ce qui est rare », se félicite Bakary Sakho.
La présence policière, renforcée jusqu’à la fin de l’année, et l’enquête en cours ont sûrement contribué à cet apaisement. Tous espèrent qu’il durera. Depuis qu’un adulte-relais est en charge de la médiation autour du collège, les tensions sont aussi retombées entre les jeunes de Riquet et ceux de la Goutte-d’Or, tout juste séparés par un pont au-dessus des voies ferrées. Ailleurs, souligne le sociologue Marwan Mohammed, l’accalmie vient souvent de figures plus discrètes du quartier : « Les acteurs de la rue qui sont dans des formes de délinquance un peu plus structurée se mobilisent souvent, de chaque côté. Pas seulement pour faciliter leurs affaires, mais parce que, quelle que soit leur activité, ils ont parfois une conscience sociale et sont soucieux d’éviter les drames qui peuvent toucher leurs propres enfants. »
Une fois retombée la fièvre violente, l’enjeu est de briser la rivalité, de tisser des partenariats entre quartiers pour créer des rencontres dès le plus jeune âge. C’est ce qu’un noyau d’habitants du XIXe souhaite mettre en place avec une émission de radio, « 20-1 », notamment pour mettre en lumière des histoires de réussite issues de l’arrondissement. « Ces jeunes manquent de modèle et vont en chercher dans la culture pop, comme dans les séries Gomorra ou Narcos » (sur la mafia sicilienne et Pablo Escobar), s’inquiète Yassin, 27 ans, habitant, militant et prof d’histoire dans le XIXe arrondissement.
Dans les établissements scolaires, les violences sont trop souvent réglées par le biais des expulsions, qui ne résolvent rien et déportent le problème à l’extérieur, regrette Rodrigo Arenas, président de l’association de parents d’élèves FCPE de Seine-Saint-Denis. « On n’apprend pas le consensus et la gestion bienveillante du conflit à l’école, où la seule réponse est la sanction. Si l’école est touchée par cette violence sociale, c’est aussi parce qu’elle n’est plus sacrée. Et ce parce qu’elle ne tient plus sa promesse de réussite », analyse le parent d’élève. Il propose des « Assises de l’éducation » pour « réinventer l’école ».
Plus généralement, Marwan Mohammed alerte sur la nécessité d’un travail de fond hors des périodes d’escalade de la violence. « Le gros problème, c’est que les acteurs institutionnels relâchent la pression lorsque la tension retombe. Or, c’est justement quand la situation est calme qu’il faut intensifier le travail éducatif », regrette-t-il.
Une nouvelle génération de militants – des jeunes parents ayant grandi dans ces quartiers – est aujourd’hui déterminée à tourner cette page. « Ces violences sont l’expression d’un fort malaise qui se retourne contre nous-mêmes. La concentration des logements sociaux, la déscolarisation des jeunes et le chômage sont les ingrédients d’un cocktail explosif. Les représentants politiques en sont responsables », affirme Yassin. « Mais nos vies comptent moins, parce que nos parents ne savent pas écrire de lettre ouverte et ne siègent pas aux conseils de quartier, s’indigne Bakary Sakho_. Ils sont traités comme des étrangers dans leur propre pays. »_ Il faudra désormais composer avec la nouvelle génération.
[1] Le prénom a été modifié.
[2] Vivre ensemble à Maroc Tanger, en référence à deux rues du quartier.