« Tableau d’une exécution » : La guerre des toiles

Dans Tableau d’une exécution, une femme peintre se bat contre l’art officiel au temps de la République de Venise. Un spectacle sidérant aux résonances actuelles.

Gilles Costaz  • 10 janvier 2018 abonné·es
« Tableau d’une exécution » : La guerre des toiles
© photo : Simon Gosselin

Le terme « théâtre de la catastrophe » n’a pas été inventé par l’auteur anglais Edward Bond, qui le met en pratique, mais par son compatriote Howard Barker, dont les pièces traduisent un même effarement devant le monde moderne. Une tragédie d’Howard Barker, Tableau d’une exécution, arrive au Rond-Point dans une mise en scène de Claudia Stavisky créée l’an dernier au théâtre des Célestins, à Lyon. Curieusement, notre auteur moderniste se penche sur un épisode du passé : l’action a lieu en 1571. Mais cette œuvre sur les rapports de l’art et du pouvoir a bien des résonances avec aujourd’hui.

Nous sommes à Venise, la bataille de Lépante vient d’avoir lieu. La Sainte Ligue, qui réunit des marines vaticanes, vénitiennes et espagnoles, a infligé une défaite cruelle aux forces ottomanes. Les Turcs comptent 20 000 morts. Tout en remerciant le Seigneur, la République de Venise commande un tableau commémoratif à une femme peintre, Galactica. Celle-ci accepte le travail mais ne part pas dans la direction d’un Véronèse (qui, lui, a laissé une toile d’inspiration très chrétienne). Le doge et les notables découvrent peu à peu que l’artiste, loin de célébrer la victoire militaire, s’attache aux affrontements sanglants, donne à voir l’horreur de la guerre et, dans un style réaliste et bouleversé, prend le parti des victimes. Ce n’est pas du tout la toile espérée ! Galactica ne tient pas compte des observations qui lui sont faites et va jusqu’au bout. En conséquence, la République de Venise prend le tableau et refuse de l’exposer.

Barker s’est inspirée de faits authentiques (étonnants, puisque c’est une femme qui tient là un rôle important, habituellement réservé aux hommes) que, bien entendu, il réinvente. Là où la pièce devient encore plus étonnante, c’est que, quelque temps plus tard, le doge change d’avis et finit par faire sortir la toile des réserves afin de montrer le libéralisme de sa politique : son pouvoir aime les artistes et ne les réprime pas quand ils ont des visions personnelles. On appelle cela de la récupération.

Nous avons déjà vu des mises en scène de Tableau d’une exécution, dans la même traduction incisive de Jean-Michel Déprats. Le spectacle dessiné par Claudia Stavisky est particulièrement frappant, car il vit sous nos yeux comme un tableau contemporain en train de se faire. Dans la vaste scénographie de Graciela Galán, qui utilise divers niveaux – le sol tantôt immense, tantôt fractionné en diverses aires de jeu, des étages, le ciel –, on est autant dans un processus de destruction que de construction. Une femme se bat, et c’est l’extraordinaire Christiane Cohendy qui, dans le rôle de Galactica, associe le combat des mots et le combat du corps avec une puissance tout à fait lumineuse.

La mise en scène pratique, comme l’auteur, l’anachronisme, avec un doge en uniforme de grand officier d’aujourd’hui, joué avec une belle rouerie par Philippe Magnan, et une critique d’art qui pourrait sortir d’Artpress, interprétée par Julie Recoing. Leurs partenaires, David Ayala, Éric Caruso, Anne Comte, Luc-Antoine Diquéro, Richard Sammut et Frédéric Borie, ont le tonus des grands puncheurs. Tout en sachant s’installer parfois dans l’intimité des personnages, c’est, avant tout, une fresque qui sidère comme, précisément, les grands tableaux qu’on peut voir à Venise. C’est du théâtre corporel et esthétique, mais comme porté par la fureur de l’action painting.

Tableau d’une exécution, théâtre du Rond-Point, Paris, 01 44 95 98 21, jusqu’au 28 janvier. Puis au NBA, à Bordeaux, du 6 au 8 février et à la Comédie de Caen le 13 février. Texte français de Jean-Michel Déprats aux éditions Théâtrales.

Théâtre
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