À Paris, l’île merveilleuse

L’association Corto ravitaille la région parisienne en produits arrivés tout droit de Sicile, permettant aux cultivateurs locaux de s’émanciper des réseaux de la grande distribution.

Vanina Delmas  • 28 février 2018 abonné·es
À Paris, l’île merveilleuse
© photo : Vanina Delmas

Profitant du soleil hivernal, les retraités du quartier taquinent le cochonnet et se concentrent pour dégommer la boule de pétanque de l’adversaire. Un air de Provence dans l’impasse de la Chapelle, aux portes du XVIIIe arrondissement parisien. Au bout de l’allée, le jardin ECObox est en pleine effervescence. « Tout doit disparaître ce soir ! », lance en riant un habitant. Des piles de cagettes débordant de citrons, d’oranges et de mandarines forment des tours aux couleurs acidulées contrastant avec le gris des immeubles qui entourent le jardin partagé. Ces fruits gavés de soleil arrivent tout droit de Sicile.

Depuis 2013, l’association Corto travaille avec plusieurs agriculteurs cultivant leur savoir-faire sur l’île italienne. Tout est parti d’une histoire de famille, de quelques voisins et d’une Amap [1]. Julien Mascolo, le fils d’un des « amapiens », travaille à Turin. Un hiver, il rapporte dans sa hotte une caisse entière d’oranges bio pour les offrir à Noël. Au fil des jours, les voisins y prennent goût. « Au bout d’un moment, la voiture de Julien ne suffisait plus pour satisfaire toutes les commandes. Au départ, nous n’étions que des bénévoles, mais quand, d’un seul coup, on réalise que 150 personnes sont intéressées, il faut passer à l’étape suivante », raconte Isabelle, référente Corto pour le site de la Chapelle. « Nous avons réfléchi au sens que nous voulions donner à notre association, poursuit-elle. La priorité était de créer du lien avec les producteurs en Sicile, et de trouver une alternative à notre façon de consommer. »

Julien joue pleinement son rôle de trait d’union entre les Franciliens et les Siciliens, qu’il connaît bien, notamment les paysans de Galline Felice (« Les poules heureuses »), une coopérative créée il y a dix ans à Catane. Pour survivre à la grande distribution, Roberto Li Calzi, l’un des fondateurs, a eu l’idée de raccourcir les chaînes d’approvisionnement et de participer aux groupes d’achat solidaires (GAS), très développés dans le nord de l’Italie. Pour faire face à l’afflux inespéré de commandes, Roberto contacte d’autres agriculteurs en proie aussi aux pressions de la grande distribution. Le consortium Galline Felice [2] est né. Il compte aujourd’hui 35 producteurs, élargissant ainsi la carte des denrées proposées : des agrumes, bien sûr, mais aussi des avocats, du miel, des câpres, des pistaches… Avec ses produits respectueux de l’environnement et du travail de la terre, et une dynamique aux vertus sociales indéniables, la coopérative italienne a rapidement tissé des liens au-delà de ses frontières, en Belgique, en Autriche et en France.

Cette démarche associant circuits courts et agriculture biologique cumule deux tendances qui trouvent de plus en plus d’adeptes dans l’Hexagone. En 2017, le marché des produits alimentaires biologiques dépassait huit milliards d’euros, selon les chiffres de l’Agence bio publiés le 22 février, et 85 % des Français se déclarent intéressés par des produits bio et locaux. Si Corto ne coche pas la case de la proximité – les produits vendus poussent à plus de 2 300 kilomètres –, elle s’inscrit bien dans la dynamique des circuits courts : aucun intermédiaire entre les consommateurs et les producteurs. Ces derniers fixent les prix : 13,20 euros les 6 kg de citrons ou 24 euros les 12 kg d’oranges.

Du côté de Corto, on achète ces agrumes ensoleillés en payant une adhésion de 5 euros par personne et par saison – c’est-à-dire d’octobre à mai pour respecter la saisonnalité des agrumes et des avocats siciliens. « C’est un excellent complément aux Amap, où nous faisons la quasi-totalité de nos courses… à l’exception du papier-toilette ! », résument les participants. L’idée est de créer des groupes de distribution, et chacun a son petit nom. Cohabitent alors le « Clan des Siciliens », « Agrumapajol », ou encore « HSBC » pour « Hyper Social Bio Club ». Deux membres du groupe Caponate viennent chercher leur commande. Leur référente n’est pas arrivée, alors c’est Isabelle qui s’en charge. « Deux caisses de citrons, une de mandarines, deux paquets d’amandes, un pot de compote de poivron rouge, deux bocaux de sauce tomate maison… », énumère-t-elle, biffant au fur et à mesure les produits sur sa fiche.

À quelques mètres, Alice installe sa petite remorque à l’arrière de son vélo pour transporter la commande de son groupe, « les Javali » : dix bidons d’huile d’olive et quelques savons. « Au départ, Corto nous intéressait pour le parmesan de la laiterie Roncoscaglia, avoue-t-elle. Puis nous avons découvert les autres produits. Les goûts sont vraiment incomparables ! » Elle signe un chèque de 500 euros directement à l’ordre du producteur, s’assure que les sangles tiennent bien et file distribuer le précieux liquide doré. À chaque coin du jardin, des petites tables sont installées, sur lesquelles trône une balance. La pesée des agrumes est quasiment obligatoire, car la surface des appartements parisiens permet rarement de stocker des kilos de vivres.

À Montreuil, à l’est de Paris, c’est plutôt un ballet de voitures que doit gérer Alejandra, autre référente, à l’heure où tout le monde sort du travail. Corto est accueilli depuis trois saisons au Jardin d’Alice, un lieu autogéré abrité dans un immense hangar. Ici, pas de pesée. Les gens viennent chercher l’intégralité de leur commande et la distribuent depuis chez eux, car ils ont souvent des maisons avec plus d’espace. Mais il faut quand même gérer les chargements.

Fanny, du groupe « Oranges mécaniques », file un coup de main. « Tes missions : pacifier les automobilistes, les aider à charger leur voiture le plus vite possible et, surtout, ne pas oublier de leur faire signer la fiche ! », résume Alejandra, toujours avec le sourire et un léger accent argentin. La solidarité et l’huile de coude sont les secrets de cette distribution autogérée, mais qui peut dérailler si les responsabilités individuelles et collectives vacillent. Lors d’une journée de distribution, des bénévoles sont sur le pont dès 9 heures du matin, du côté de Magny-les-Hameaux, dans les Yvelines, pour accueillir le camion arrivant des routes transalpines et réceptionner les victuailles pour tous les « Corto » franciliens. Chaque référent confectionne alors les palettes destinées à son lieu de distribution. Aujourd’hui, il y en a six en Île-de-France : Paris-Nord à la Chapelle, Paris-Sud dans le XIIIe arrondissement, Montreuil, Pantin, Lagny-sur Marne et Magny-les-Hameaux. Arrivés à destination, les produits sont triés dans la journée et, le soir, chaque groupe vient chercher sa cargaison.

La préparation des commandes en amont demande aussi un bon sens de l’organisation et du compromis. Depuis deux saisons, les groupes utilisent le site Cagette.net, un logiciel libre permettant de passer les commandes. Un petit effort de concentration et de concertation entre membres est nécessaire pour ajuster le nombre de caisses et de produits commandés. Mais il y a parfois des loupés. Cette fois, c’est Vincent qui reconnaît « un vrai “gaufrage” ! ». Pourtant, l’informatique ne devrait pas avoir de secret pour lui, puisqu’il fait partie du Hackerspace, un espace également hébergé dans un coin du Jardin d’Alice. Heureusement, une adhérente a commandé certains produits en double par erreur. Tout finit donc par s’arranger sans que personne ne soit lésé !

Alejandra, qui connaît tout le monde, répond à toutes les questions, répétant inlassablement que, finalement, il n’y a pas d’artichauts, et que, comme il y avait peu d’oranges tangerines à cause des tempêtes, ils les ont remplacées par des mandarines. Personne ne râle contre les aléas de la météo. « Ma conscience politique a influencé tous mes choix de vie, raconte cette trapéziste de métier. J’ai toujours agi avec l’idée de transformation sociale. Je suis nulle en commerce, mais cette démarche m’intéresse pour son sens politique, car elle permet une interaction entre les personnes tout en réinventant une économie directe. »

Le succès de Corto dépasse parfois un peu ses membres. Le bouche-à-oreille fonctionne trop bien. Aujourd’hui, cinq personnes sont rémunérées quelques heures par semaine pour une activité exercée en plus de leur métier, essentiellement des tâches de logistique ou de comptabilité. « Notre objectif n’est pas de grandir à l’infini, mais plutôt d’essaimer », affirme Isabelle. Ainsi, des groupes se sont créés dans l’ouest de la France : en Vendée, à Nantes, à Caen… Le prochain chantier sera axé sur la diversité sociale des adhérents. « Pour le moment, la population de Corto reste assez bobo, reconnaît Isabelle. C’est vrai que certains produits ne sont pas donnés, comme les pistaches, mais les fruits, les pâtes ou le riz sont tout à fait accessibles à des foyers plus modestes. » Une mission d’intérêt général alliant le bien-manger, le bien-consommer et la démocratie alimentaire.

[1] Association pour le maintien d’une agriculture paysanne

[2] Présent dans le film Nul homme n’est une île, réalisé par Dominique Marchais. Sortie le 4 avril 2018.

Écologie
Temps de lecture : 8 minutes

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