Au CRA de Vincennes, « on mesure l’impact psychologique de la rétention »
Au centre de rétention de Vincennes, les personnels s’interrogent sur le nouveau projet de loi et l’allongement du délai de rétention, alors que l’organisation n’est conçue que pour de courts séjours. Reportage.
dans l’hebdo N° 1491 Acheter ce numéro
Le jeune homme a les yeux écarquillés. « Entre ! », « entre ! », crie-t-il de l’autre côté de la porte. Difficile de savoir s’il s’adresse au commandant du centre de rétention (CRA) et au commissaire divisionnaire, ou aux deux visiteuses qu’il entrevoit derrière la partie vitrée. Danièle Obono le voit aussi et l’entend. La députée France insoumise a ouvert son manteau et retiré son écharpe. Elle s’est fait expliquer les procédures d’admission. Le dépôt des objets personnels. Les salles de vidéosurveillance. Les caméras, qui ne sont pas dans les chambres ni dans les sanitaires. Elle a passé beaucoup de portes et jeté un coup d’œil dans de nombreuses pièces, y compris la chambre de « mise à l’écart ». Le commandant devant elle. Le commissaire divisionnaire sur les talons.
« Entre ! », « entre ! », s’agite le jeune homme en s’approchant de la vitre. Lui ne peut pas sortir. Pour passer dans l’autre couloir, il doit avoir une raison de quitter l’aile où les retenus peuvent aller et venir : un rendez-vous avec l’Office français de l’intégration et de l’immigration, deuxième bureau sur la gauche, qui s’occupe de l’argent des personnes en rétention et veille à ce qu’elles puissent récupérer leurs affaires avant leur expulsion. Un point avec l’Assfam, l’association en charge de l’accompagnement juridique dans ce centre, premier bureau à gauche. Ou un besoin d’aller à l’infirmerie, au bout du couloir à droite.
Le jeune homme a mal à un pied. Quand les visiteurs pénètrent dans le réfectoire où il se tient, il s’est un peu calmé. La pièce manque d’aération. Assis sur une table les jambes dans le vide, dos à la télévision posée en hauteur et qui diffuse des clips devant une quinzaine d’hommes hagards, il a relevé son pantalon sur sa cheville et montre un gros orteil gonflé. « Peu de traumatologie chez les personnes retenues, surtout des troubles liés à l’anxiété, des automutilations et des problèmes psychiatriques… », avait expliqué l’équipe médicale peu avant. Un médecin et deux infirmières de l’Hôtel-Dieu travaillent au centre. Mais pas de psychiatre. Pour en voir un, il faut se rendre sous escorte à cet hôpital. Sauf que c’est le psychiatre des urgences, et il ne peut pas faire de suivi.
Si les retenus sont privés de liberté, ils ne sont qu’en transit. Rien n’est prévu pour de longs séjours. Ni activité ni accompagnement médical. Le deuxième jour, ils sont conduits devant le juge des libertés (JDL). Il en libère « un sur deux en moyenne », apprend le commandant en passant dans une salle de télévision que des volets de bois maintiennent dans la pénombre. « On dirait une salle de prière… », murmure Danièle Obono. Un homme seul contemple un écran de programmation. « Demandez une chaîne ! », conseille le commandant. L’homme secoue la tête et replonge dans le vide. Dans le hall, trois postes de jeux vidéo sont accrochés à un mur, et sur celui d’en face, trois cabines téléphoniques. Une porte ouvre sur un espace de promenade couvert d’un grillage. « Il est équipé d’une alarme », prévient le commissaire. Un peu plus carré que le commandant, petite barbe grise cerclée sur un visage calme, il ponctue la visite de commentaires discrets. « Il arrive que certains aient envie de nous quitter… », lâche le commandant. Il travaille ici depuis 1995. « Les centres de rétention sont une création récente… » Il n’en a jamais connu d’autres. Il a juste visité le Mesnil-Amelot, en Seine-et-Marne. Il parle fermement mais doucement, y compris aux retenus. Avec ses équipes, essentiellement des jeunes sortant de l’école de police, il est quasi paternel. « Bonjour, bonjour », distribue-t-il à tout-va, interrompant mille fois son introduction à « Madame la députée ». Danièle Obono, elle, se présente, écoute, observe, pose quelques questions. L’accueil est poli, bienveillant, soucieux de bien faire.
L’allongement du temps de rétention prévu par le projet de loi – de 45 à 90 jours, « renouvelables » jusqu’à 135 – soulève des débats dans le centre. Le CRA tourne à 95 % de taux d’occupation. Le commandant calcule : « Les retenus restent en moyenne de 16 à 18 jours. Si la durée passe à 90, on peut imaginer que le séjour moyen sera de 40 jours… » Avec le commissaire, ils défendent que l’allongement de ce délai permettra d’obtenir des laissez-passer de la part des consulats qui rechignent à délivrer des informations sur leurs ressortissants. « Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils seront moins réticents avec une durée plus longue ? », avait rétorqué le médecin dans l’infirmerie. « Ce sera au moins bénéfique pour les consulats, qui peinent réellement à certifier des identités… », avait objecté le commissaire.
L’inquiétude ne se dit pas chez ces fonctionnaires qui tentent de marier leur devoir et une certaine humanité : « Quand des retenus reviennent après un refus de mise en liberté, on mesure l’impact psychologique », soupire le commandant. Les sanitaires collectifs, la cuisine en liaison froide, il ouvre toutes les portes. Laisse prendre des photos. « Ils sont deux par chambre. Normalement, il y a des rideaux mais, ici, ils ont été arrachés », constate-t-il devant une chambre aux lits pas faits et où des couvertures pendouillent devant les fenêtres. Dans les couloirs, des serviettes de toilette posées devant les portes font parfois office de paillasson. Aucun objet ni effets nulle part. Sinon des téléphones portables en charge.
Si le médecin de l’AP-HP redoute l’engorgement, le commandant se dit surtout qu’il va falloir « les occuper » : « On a des jeux d’échecs et de dames, glisse-t-il à Danièle Obono, mais il faudrait qu’ils puissent faire un peu de sport… Sauf qu’on doit prendre en compte les problèmes de sécurité. On a dû retirer les filets sur les tables de ping-pong, par exemple, certains avaient arraché les piquets… », explique-t-il en passant devant deux joueurs qui tapent la balle sur une table nue, au-dessus d’un filet fantôme.
Un retenu s’approche avec une cigarette : « Je ne fume pas mais j’ai du feu, lui répond le commandant. Restez bien dehors. » Le feu, c’est encore ce qui fait le plus peur dans ce centre qui a entièrement brûlé en 2008. « On a fait sortir tout le monde dans la cour, se souvient le commissaire_. Les pompiers ont eu du mal à éteindre l’incendie… Les matelas, c’est censé ne pas brûler, mais ça fait beaucoup de fumée… »_, ajoute-t-il dans la laverie, là où un stock de matelas est entassé contre une fenêtre. Dehors, le soleil échauffe les troncs d’arbres dans le bois de Vincennes, en lisière duquel est installé le CRA. « Nous avons les pigeons les plus gras de Paris, commente le commandant. Les retenus leur donnent à manger, on a beau leur dire que c’est vecteur de maladies… » Dans le deuxième bâtiment, il y a un peu plus de mouvement. Des hommes jeunes circulent et regardent passer les autres dans une atmosphère mi-lasse mi-électrique. « Ils ne sont pas très liants ce matin », note le commandant. De ce côté, l’espace de promenade est à ciel ouvert, avec une pelouse. « Les murs ne supporteraient pas le poids d’un grillage. » Danièle Obono lève son téléphone et prend un nouveau cliché.
Situé à la Redoute de Gravelle, une caserne policière à l’architecture classée, le CRA de Paris compte deux centres de 119 et 116 places. Le premier est en travaux. Pas moins de 4 085 retenus y ont séjourné en 2017. Difficile d’y ajouter des places, pas plus que des préfabriqués à ceux installés dans la cour depuis 2000. La partie administrative est concentrée au dernier étage. Sur un grand tableau Velleda quadrillé, les entrées et sorties de chaque retenu sont consignées. Des centaines de cases couvrent le mur, sorte de jeu de l’oie implacable, de l’arrestation au vol de départ…
« Les visites durent une demi-heure, pas besoin de rendez-vous », chuchote le commandant dans une salle où deux messieurs s’entretiennent solennellement avec un retenu. L’un a les cheveux gris, longs et en bataille, l’autre, plus petit, plus âgé, lève des yeux translucides. « Monseigneur Gaillot… », glisse le commandant. « Monseigneur Gaillot ! », nous confirmera quelques minutes plus tard, à l’extérieur du centre, Jean-Claude Amara, de l’association Droits devant ! L’évêque sourit, enfonce un petit bonnet sur sa tête et manque de reculer dans une flaque boueuse. « Nous sommes venus voir un travailleur sans papiers qui a été dénoncé par un collègue », explique Jean-Claude Amara. « On tient bon ! », s’écrie soudain Mgr Gaillot en fermant le poing. Jean-Claude Amara enjoint Danièle Obono de leur rendre visite à l’association : « Nous avons des années d’expérience de la rétention. » Sur les perspectives que dessine la prochaine loi sur l’asile, la députée semble peu optimiste. Mais déterminée. « On attend de grandes vagues de migrations, c’est toute la politique d’accueil qu’il faut revoir… »