Au rendez-vous des égarés de la nuit
Trois soirs par semaine, l’association des Compagnons de la nuit ouvre les portes de La Moquette, un espace où gens de la rue et solitaires se croisent autour de conférences politiques et d’animations culturelles.
dans l’hebdo N° 1490 Acheter ce numéro
Ceux qui ne connaissent pas passent sans la voir. Coincée entre une agence de voyages et un portail ouvragé du Ve arrondissement de Paris, l’entrée est discrètement signalée par l’image d’une chouette qui ouvre l’œil. À travers la porte en verre, la lumière se déverse sur le trottoir enneigé. Il est 21 heures, La Moquette ouvre ses portes. Un à un, les habitués arrivent, se saluent par leur prénom, consultent la programmation des soirées à venir ou échangent les dernières nouvelles avec l’équipe de l’association des Compagnons de la nuit. Il y a ceux qui ne comptent plus les nuits passées dehors, la vie dans les poches, son poids sur le dos. Ceux qui enchaînent les petits boulots pour rentrer dans une chambre vide. Et les autres, quel que soit leur parcours. Depuis 1992, La Moquette accueille les égarés de la nuit et offre un espace où se retrouver, le temps d’une soirée.
Devant l’entrée, Augustin*, cigarette au bec et sourire de traviole, évoque un ami de la rue qui vient de passer l’arme à gauche. « C’était un mec bien. » « Ouais, réplique son comparse, mais qu’est-ce qu’il pouvait raconter comme conneries ! Un vrai mythomane ! À l’en croire, il avait tout fait dans sa vie. » « Ah, c’est sûr qu’il disait aux gens ce qu’ils voulaient entendre », se marre Augustin. « Mais si l’histoire est bien racontée, ajoute-t-il, est-ce vraiment important de savoir ce qui est vrai ? » Le ton est donné.
« Quand on ouvre les portes de La Moquette, on ne sait pas qui va venir, d’où, dans quel état, pourquoi, et on ne le demande pas, explique Frédéric Signoret, directeur de l’association. Le but, ici, ce n’est pas de transformer ou de “réparer” les gens. Juste d’offrir du temps. » À La Moquette, il n’y a pas d’entretiens, pas de prestation sociale, pas de comptes à rendre. Juste des conversations, et parfois des coups de main donnés si demandés. Pour les Compagnons de la nuit, si le jour est le temps de l’aide sociale et des problèmes à régler, la nuit est celui de l’échange, du rêve et des idées.
Une histoire qui commence en 1975
L’initiative de La Moquette a été lancée par Pedro Meca. Militant basque et antifranquiste, cet ancien contrebandier devenu frère dominicain a passé plus de quarante ans aux côtés de « ses compagnons de la rue ». En 1975, il devient barman-travailleur social au Cloître. Ouvert par l’abbé Pierre, ce bar est le lieu de rencontre des « paumés » de la nuit parisienne, jusqu’à ce que l’association qui le gère perde le bail, en 1984. L’action se poursuit dans des squats, jusqu’à la fondation des Compagnons de la nuit et la création de La Moquette en 1992.
« On ne voulait pas relancer un bar, mais conserver l’idée d’un espace de rencontre pour tous, et qui ne soit pas un service d’hébergement, raconte Frédéric Signoret. Le nom de La Moquette vient de là. On voulait quelque chose de chaleureux mais qui évoque la station debout. On ne dort pas sur la moquette. » Financé notamment par la Mairie de Paris et le ministère de la Culture, le lieu accueille plus de 1 300 personnes chaque année.
La Moquette, c’est d’abord un couloir avec des bancs, des étagères pleines de livres récupérés dans les surplus des bibliothèques de Paris et un piano sur lequel certains, parfois, viennent jouer. Un passage de l’extérieur à l’intérieur avant de descendre l’escalier.
Dans la grande salle du sous-sol, installés dans les fauteuils répartis dans la pièce, des habitués lisent le journal, papotent en petits groupes. D’autres piochent un livre, écoutent la musique murmurée par les haut-parleurs ou commentent l’exposition de peinture du moment, accrochée sur les murs par un artiste de passage.
Certains viennent depuis des années, comme Éva*, l’une des rares femmes qui fréquentent le lieu. Dans la journée, elle enchaîne cantines scolaires et gardes d’enfants. Et le soir, ses pas fatigués l’emmènent à La Moquette. « Ce sont souvent les mêmes personnes qui viennent. Avec le temps, on apprend à se connaître et c’est agréable de se retrouver. Mais les gens vont et viennent. Certains sont partis, on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. On s’est connus et puis ils ont disparu. C’est comme ça ici. » Elle-même ne saurait dire depuis combien de temps elle passe ses soirées dans ce salon collectif. « Deux ans ? Trois ans ? » « Oh là, ça fait au moins quatre ou cinq ans », glisse Chloé, membre de l’équipe. « Ah bon ? Si longtemps ? Je ne me rends pas compte. »
Jacob*, lui aussi, vient depuis plusieurs années. Il débarque en trébuchant dans l’escalier, manque de renverser un fauteuil. « L’homme le plus discret du monde », se moque Chloé, alors qu’il se redresse avec un sourire goguenard. Comme la plupart des habitués, il a connu La Moquette grâce au bouche-à-oreille de la rue. « Faut pas croire, l’information circule bien ! » Il vient y bavarder, commenter l’actualité du jour et tempêter contre les politiciens qui laissent le monde courir à sa perte et les fascistes qui veulent s’en emparer. Manifestant assidu dans la journée, il parle d’exploitation animale, de violences policières, de l’affaire Adama Traoré. Jacob n’est pas avare de superlatifs ni d’humour noir, toujours un sarcasme au bout de la langue. Mais quand il œuvre pour l’atelier d’écriture, le joyeux luron laisse son costume de pince-sans-rire au vestiaire. Poétiques, ses mots racontent l’amour enfui et la mélancolie.
Sur un pupitre, à l’entrée de la pièce, un grand livre calligraphié reprend des extraits de textes écrits lors de cet atelier d’écriture, organisé dès les premières années de La Moquette. Courts poèmes, récits ou simples notes, ils concentrent les pensées et les idées d’anonymes passés exprimer ce qui ne rentre dans aucune case de formulaire d’aide sociale. « Des fois, je crois renaître, mais c’est provisoire. »
« On bat en brèche cette idée des besoins dits “primaires” – dormir, manger – auxquels il faudrait avant tout répondre pour vivre, note Laurent Meyniard, travailleur social au sein des Compagnons de la nuit. Ce n’est pas ça, exister. » La programmation culturelle du lieu est au cœur du concept. « Ici, on s’adresse à l’opinion et aux centres d’intérêt des gens. Les soirées-conférences et projections sont une manière de rassembler et de partager des idées sur de multiples sujets. Une façon d’exister collectivement. » Ces derniers mois, sont ainsi passés Patrick Doutreligne, ancien délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, les écrivains François Bégaudeau et Valentine Goby, la mezzo soprano Marine Fribourg, le physicien Benoît Douçot ou encore le réalisateur Costa-Gavras.
Ce vendredi soir, la productrice et réalisatrice Anne Gintzburger est venue présenter son documentaire Enfants du terril, récit du quotidien précaire d’une famille dans un quartier paupérisé de Lens. Après la projection, le débat s’engage sur le rôle de l’Éducation nationale et les conséquences de la désindustrialisation. Alors que les échanges bifurquent sur les techniques de réalisation du documentaire – « Comment avez-vous rencontré et choisi la famille que vous avez filmée ? » – , Pascal arrive. Et, ce soir, Pascal a bu. Il s’avachit sur une chaise, réclame la parole, s’embarque dans un discours sur « Macron président des riches », dérive sur un fil d’idées nébuleuses au grand agacement de certains habitués. « Arrête, Pascal, t’es pas comme ça ! », « Mais calme-toi, enfin ! » Quand il passe aux insultes, plusieurs se lèvent pour le rapatrier gentiment à l’étage. « Il ne faut pas lui en vouloir, madame, il n’est pas comme ça d’habitude. » Un peu plus tard, Pascal reviendra, calme, s’excuser. « J’ai été prendre l’air, ça m’a changé les idées, je suis vraiment navré. » Un incident classique, aussitôt régulé par l’équipe et la communauté elle-même. « À force de se croiser, on se connaît un peu. Parfois, certains débordent, et puis ça va mieux. Ça ne nous empêche pas de passer un bon moment », glisse Michel. S’il a aimé le documentaire, lui, ce qu’il préfère, ce sont les soirées musicales. Une fois par mois, La Moquette organise une « soirée anniversaire », pour ceux qui souhaitent le fêter. L’équipe prépare pour les intéressés leur gâteau préféré et la dégustation est suivie d’un concert.
« Les spectacles sont aussi un moyen de rassembler et de mélanger des publics différents », relève Laurent Meyniard. Le 8 février, à l’occasion du spectacle de musique et de marionnettes Le Cri quotidien, les habitués de La Moquette ont ainsi vu débarquer des dizaines d’inconnus. La compagnie Les Anges au plafond, actuellement en résidence au Théâtre Mouffetard, a largement communiqué sur cette soirée où elle rejoue sa toute première création, entraînant avec elle son public de passionnés. Un auditoire qui, dans d’autres circonstances, n’aurait peut-être jamais mis les pieds dans ce lieu. « La Moquette, c’est ça, un espace où se croisent des parcours différents », sourit Frédéric Signoret. « Ici, on rejette le concept d’exclusion sociale. Cette idée crée une fracture entre “eux” et “nous”, comme si, sans emploi ou sans logement, on arrêtait de faire partie de la collectivité. On dit qu’il faut les “réinsérer” dans la société. Mais la société, ils ne l’ont jamais quittée. La frontière qui nous sépare est une représentation sociale qu’ici on cherche à briser. » La nuit, les statuts sociaux s’estompent et, quelle que soit notre situation, « on existe tous dans le même monde ».
[*] Les prénoms ont été changés.