Cigéo : les déchets nucléaires « sous le tapis »
Le projet d’enfouissement à Bure se voulait la réponse au problème de gestion des déchets radioactifs. Il apparaît de plus en plus comme l’un des symptômes de la frénésie nucléaire française.
dans l’hebdo N° 1491 Acheter ce numéro
Les esprits s’électrisent du côté de Bure, petit village situé entre les départements de la Meuse et de la Haute-Marne, à cause du projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo). En clair : un site d’enfouissement de déchets nucléaires, à 500 mètres de profondeur. Près de 300 kilomètres de galeries seraient creusés dans la terre argileuse pour entasser près de 80 000 m3 de déchets radioactifs venant des centrales EDF françaises, ainsi que du site de La Hague, qui traite les combustibles usés. Des chiffres qui donnent le tournis, d’autant plus que les déchets destinés à finir leur vie dans ce sous-sol sont les plus dangereux : ceux de moyenne activité à vie longue et de haute activité à vie longue (voir encadré), restant nocifs pendant des centaines de milliers d’années.
L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a déjà installé un laboratoire de recherches dès 1994 et défend ardemment son projet de « coffre-fort géologique », comme seule et unique solution durable. Mais ce futur tombeau radioactif concentre tous les enjeux liés à la gestion des déchets nucléaires qui s’accumulent dans l’Hexagone.
Typologie des déchets nucléaires
Les déchets nucléaires sont produits par les centrales, mais aussi dans les secteurs de la recherche, de la Défense et du médical. Ils sont classés en fonction de leur taux de radioactivité et de leur durée de vie : les déchets de très faible activité (TFA), ceux de faible et de moyenne activité à vie courte (FMA-VC), ceux de faible activité à vie longue (FA-VL), de moyenne activité à vie longue (MA-VL) et les déchets de haute activité (HA). Le rayonnement de ces derniers peut perdurer pendant deux millions d’années. Ils ne représentent que 0,2 % du volume total des déchets radioactifs produits en France, mais 96 % de la radioactivité générée. Selon l’Andra, il existait en France environ 1 460 000 m3 de déchets radioactifs à la fin 2013.
Début janvier, l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) dévoilait son avis sur le dossier d’options de sûreté du Cigéo. Si la communication de l’ASN a insisté sur le fait que ce dossier a atteint la « maturité technique satisfaisante », elle émet également des « réserves ». Et pas des moindres : « Les principaux compléments demandés portent sur la justification de l’architecture de stockage, le dimensionnement de l’installation pour résister aux aléas naturels, la surveillance de l’installation et la gestion des situations post-accidentelles », écrit l’ASN. Ainsi que le stockage des déchets bitumés qui présentent un fort risque d’incendie dans les alvéoles. Ces rebuts de traitement du combustible nucléaire, très radioactifs, ont besoin d’un environnement très stable car s’ils montent en température, ils émettront à leur tour de la chaleur et l’incendie se propagerait aux autres fûts.
Bertrand Thuillier, ingénieur indépendant qui a méticuleusement décortiqué tous les dossiers, a mis en évidence les risques d’explosions liés à la forte présence d’hydrogène dans les colis. Ce qui demande donc un dispositif d’aération plus performant, mais qui implique également des rejets gazeux à la surface… Un vrai casse-tête, dévoilant chaque fois un nouveau problème, lui aussi majeur.
Côté coût, une bataille de chiffres fait rage. Lors du débat public de 2013, l’estimation avancée s’élevait à 11 milliards d’euros. Mais les nouveaux calculs de l’Andra ont atteint près de 35 milliards d’euros. Soit le triple de ce qui avait été annoncé à la population et aux producteurs de déchets (EDF, Areva et le Commissariat à l’énergie atomique). Ces derniers, voyant leurs intérêts économiques se réduire comme peau de chagrin, ont fait bloc pour évaluer Cigéo à 20 milliards d’euros. Mais c’est l’État qui fixe le coût objectif d’un tel projet. Ségolène Royal, alors ministre de l’Environnement et de l’Énergie, a donc plafonné le coût à 25 milliards d’euros. En février 2016, le réseau Sortir du nucléaire a déposé un recours devant le Conseil d’État contre cet arrêté ministériel pour dénoncer un cadeau fait aux producteurs de déchets qui pourraient revoir leurs provisions à la baisse. « Celles-ci doivent actuellement être autour de 7 ou 8 milliards d’euros, donc bien loin des 35 milliards annoncés, précise Charlotte Mijeon, porte-parole de Sortir du nucléaire. C’est un mensonge sur le coût de Cigéo et sur le coût général de la gestion des déchets nucléaires ! » Des disparités financières qui impliqueraient que le contribuable mette un peu plus la main au portefeuille. « Ou que le projet soit redimensionné. Mais on se retrouverait avec un projet low cost et le dossier de sûreté devra donc être révisé. De toute façon, on sait que les grands projets coûtent toujours plus cher que prévu, comme le prouve le projet d’EPR de Flamanville », conclut Charlotte Mijeon.
La loi Bataille, adoptée en 1991, prévoyait, pour tenter d’apaiser les esprits, trois options : la recherche pour la transformation des déchets afin de réduire leur radioactivité, le stockage en subsurface à sec et le stockage en profondeur. La méthode scientifique aurait voulu que chaque voie soit expérimentée en parallèle. Or, le stockage en profondeur est apparu à chaque décisionnaire comme la solution miracle. « La France met les déchets sous le tapis et veut seulement dire aux autres pays qu’elle maîtrise l’ensemble du nucléaire : les réacteurs, le retraitement, l’enrichissement et la gestion des déchets ! », explique Bernard Laponche, physicien nucléaire. D’ailleurs, la récente révélation par le site d’informations Reporterre d’un projet de piscine de stockage à la centrale de Belleville-sur-Loire (Cher) peut être interprétée comme la poursuite de cette stratégie. Dans un courriel adressé à Reporterre, EDF affirmait que cette nouvelle piscine permettra « d’entreposer ces matières jusqu’à leur réutilisation dans de futurs réacteurs ou bien, si cette option industrielle n’était pas confirmée, jusqu’à leur stockage définitif dans Cigéo ».
Une décision plus politique que scientifique, puisque l’alternative du stockage en surface – utilisée par la quasi-totalité des autres pays et laissant la porte ouverte à d’autres solutions dans le futur – a été balayée d’un revers de main. « C’est la première fois que j’entends que la science est impuissante sur un sujet, et que je vois un projet de cette taille se faire sans test au préalable, assène Bernard Laponche. C’est un énorme chantier qui durera cent ans, que personne n’a jamais fait, et on veut faire d’un coup le hangar souterrain qui contiendra l’ensemble des déchets du programme nucléaire français. On ne peut pas se passer d’un projet pilote ! »
« L’urgence n’est pas de construire Cigéo. D’ailleurs, les combustibles qui y sont destinés doivent encore refroidir pendant des dizaines d’années. Il faut, d’une part, remettre sur la table toutes les options de gestion des déchets nucléaires et, d’autre part, sécuriser davantage le site de La Hague. À l’heure actuelle, les déchets sont là-bas et les problèmes de sûreté sont extrêmement lourds », s’alarme Charlotte Mijeon. En octobre dernier, Greenpeace a remis aux autorités un rapport réalisé par sept experts indépendants qui met notamment en lumière des piscines de stockage trop peu sécurisées et proches de la saturation.
Des temporalités qui s’affrontent inlassablement : le passé nucléaire, la prise de conscience actuelle et le legs aux générations futures. Le porteur de projet et les députés qui l’ont voté se protègent d’une telle responsabilité grâce au principe de « réversibilité » du stockage, inscrit noir sur blanc dans tous les textes sur Cigéo. Or, celui-ci ne concernera que la première centaine d’années, consacrée à l’entreposage des colis. Mais une fois rempli, le tombeau sera définitivement scellé. « Les technologies, les langages peuvent changer d’ici là, souligne Corinne François. Comment se souvenir dans plusieurs milliers d’années qu’il y a un gruyère radioactif sous nos pieds ? Comment éviter l’intrusion de l’homme dans ce site ? » Un devoir dont est consciente l’Andra, puisqu’elle a lancé en 2015 un appel d’offres ouvert aux artistes pour « Imaginer la mémoire des centres de stockage de déchets radioactifs pour les générations futures ». Un autre chantier d’ampleur.