« Dans les Balkans, l’UE poursuit des objectifs sécuritaires »

Au Kosovo et dans les États voisins, les offres d’intégration de l’Union européenne ne visent pas tant la stabilisation de la région que sa propre sécurité, explique Catherine Samary.

Patrick Piro  • 21 février 2018 abonné·es
« Dans les Balkans, l’UE poursuit des objectifs sécuritaires »

Il y a peu, les Balkans ont été proches d’une nouvelle explosion, constate Catherine Samary. Car dans les pays nés des décombres de la Yougoslavie, les pouvoirs nationalistes se montrent incapables, loin s’en faut, de traiter la question des minorités en termes de droits humains. Et l’Union européenne, qui exerce une forme de tutelle sur la région, n’est pas plus efficace.

Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), qui a fermé ses portes fin 2017, a pu être perçu par l’opinion occidentale comme une réussite du droit. A-t-il fait progresser la réconciliation ?

Catherine Samary : L’analyse complète du bilan du TPIY incombe aux juristes et aux historiens. Néanmoins, on peut affirmer qu’il a eu un rôle ambigu et problématique. La création de ce tribunal par le Conseil de sécurité en 1993 a été d’abord interprétée comme une façade pour cacher son impuissance, puis comme une pseudo-justice à géométrie variable, face à la crise d’une ex-Yougoslavie sujette aux guerres, conflits territoriaux, nettoyages ethniques.

Quelle intégration pour les Balkans ?

La Commission européenne a publié, le 6 février, son plan d’élargissement pour les six pays (non membres) des Balkans dits « de l’Ouest » – ex-Yougoslavie et Albanie. Le Monténégro et la Serbie pourraient entrer dans l’UE d’ici à 2025, selon le document. C’est la première fois, depuis 2007 et l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie, que la Commission leur propose à nouveau une échéance, même si celle-ci reste une « perspective possible ». Ces deux pays devront d’ici là mettre en place des réformes dans les domaines de « l’État de droit, des droits fondamentaux et de la gouvernance ». Pour les quatre autres, il faudra attendre. Bruxelles se dit « prêt à donner des recommandations et ouvrir les négociations » avec l’Albanie et la Macédoine. La Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, au terme « d’efforts soutenus », pourraient quant à eux faire partie des « candidats pour l’adhésion ». En priorisant la Serbie, « l’UE pense qu’elle pourrait jouer un rôle pivot pour les autres pays », analyse Toby Vogel, chercheur en relations internationales à Bruxelles. Et éloigner l’influence russe des Balkans ?

Hugo Boursier

Le TPIY visait principalement à contenir les violences en empêchant les situations d’impunité dans les nouveaux États issus du démantèlement de la Yougoslavie, lesquels ne disposaient pas de frontières ni de droit stabilisés pour des populations dont la citoyenneté n’était pas claire. Or, les plus graves violations de droits sont intervenues après la création du TPIY. Les pires violences se sont déchaînées au cours des trois ans de guerre en Bosnie-Herzégovine (jusqu’aux accords de Dayton-Paris en 1995), puis au Kosovo (guerre de l’Otan en 1999) et en Macédoine (conflits avec la minorité albanaise se concluant sur les accords d’Ohrid en 2001).

Cependant, un énorme travail juridique et de collecte de données a été effectué, avec de nombreuses condamnations [1], dont un précédent historique avec l’inculpation de Slobodan Milosevic, chef d’État, décédé pendant son procès. Mais les grandes puissances qui sont intervenues, dont la France, ont refusé que leurs militaires passent devant le TPIY pour témoigner ou répondre d’actes tels que leur passivité, voire leur complicité, lors du massacre de l’enclave de Srebrenica par exemple. Les responsabilités internationales n’ont pas été abordées, au nom d’une « realpolitik » exprimée par les accords de Dayton, qui entérinaient les nettoyages ethniques : les États-Unis tentaient alors de stabiliser la région en s’appuyant sur les pouvoirs forts de Serbie (Slobodan Milosevic) et de Croatie (Franjo Tudjman), négociant avec le Président bosniaque Alija Izetbegovic dans l’ombre des conflits ouverts au Kosovo, des massacres de Srebrenica et du nettoyage ethnique des Serbes de Croatie.

Dans la dernière phase du TPIY, plusieurs dirigeants poursuivis pour crimes de guerre ont été condamnés, mais ensuite acquittés – les Serbes Seselj et Simatovic, le Croate Gotovina, le Kosovar Haradinaj –, avec soulagement ou horreur selon qu’ils sont perçus par les uns ou les autres comme des héros ou des criminels. Et des appels sont toujours en cours pour les Serbes Karadzic et Mladic. Un tribunal spécial relevant théoriquement du Kosovo doit se réunir à La Haye pour traiter des crimes de l’Armée de libération du Kosovo – mais il est contesté par les dirigeants au pouvoir au Kosovo, eux-mêmes menacés de poursuites. Le TPIY est donc également très loin d’avoir été atteint la réconciliation, autre objectif initial.

© Politis

Existe-t-il des velléités dans ce sens ?

Depuis 2011, sous l’impulsion de la militante démocrate serbe Natasa Kandic, s’est mise en place une initiative dite « Recom » pour une « commission de réconciliation » régionale, qui coalise aujourd’hui quelque 200 associations des pays de l’ex-Yougoslavie. Elle tente d’établir la vérité sur les crimes commis par toutes les parties sur la base de faits objectifs. Mais, pour être efficace, l’initiative voudrait pouvoir s’appuyer sur les archives du TPIY, et sur les gouvernements… qui bloquent complètement. On est donc loin d’une clarification historique, de la satisfaction des désirs de justice impartiale et d’une volonté consensuelle de réconciliation.

Comment évoluent les foyers de tension de ce que l’on a appelé « la poudrière des Balkans » ?

Cette région reste fragile. D’abord en raison de la question des minorités, donc de la citoyenneté, au sein d’États créés sur des bases ethniques avec un démantèlement des anciennes protections sociales. La Bosnie-Herzégovine reste une « mini-Yougoslavie » – avec des menaces de sécession récurrentes des nationalistes bosno-serbes ou bosno-croates vers les républiques voisines. Les droits des Albanais en Macédoine restent source de tensions. La Serbie conteste toujours l’indépendance du Kosovo, qui n’est donc pas pleinement reconnue au plan international.

L’Union européenne entretient des relations ambivalentes avec cette région. Quels intérêts y défend-elle réellement ?

Depuis que la Yougoslavie a éclaté, l’UE a joué un rôle de pompier-pyromane. Les conflits « imbriqués » ne pourraient connaître de résolution qu’à la condition de donner des droits égaux pour tous et partout, et d’assurer une cohésion des sociétés. Or les politiques de privatisation, ainsi que l’approche au cas par cas par les puissances occidentales, avec des critères de « realpolitik », ne répondent pas à cette exigence. Le traitement isolé du Kosovo, de la Bosnie-Herzégovine, de la Macédoine ou de la Serbie, s’est très vite heurté à des limites en raison de l’imbrication étroite des problèmes économiques, sociaux et culturels.

Ce qui a poussé l’UE à une approche régionale de ce qu’elle nomme les « Balkans de l’Ouest ». Ce périmètre inclut les anciennes républiques de la Yougoslavie, tant qu’elles ne sont pas devenues membres de l’UE, et l’Albanie, leur offrant depuis 2003 un statut de « candidats potentiels » – donc des négociations d’adhésion. Mais chaque pouvoir en place tient à l’indépendance acquise, donc au cas par cas. Et la capacité de l’UE à stabiliser cette région et à accueillir ces pays est loin d’être avérée. Il émerge plutôt une approche « sécuritaire », marquée par la multiplication de quasi-protectorats, et une forte présence du FMI, de la Banque mondiale et d’institutions liées à l’UE, de plus en plus contestées. Au Kosovo, on voit donc les diplomates combiner la carotte de perspectives d’adhésion, et le bâton d’un encadrement à connotation néo-coloniale, pour forcer au Kosovo à des compromis entre Pristina et Belgrade, hors des processus démocratiques.

À l’arrière-plan se jouent aussi les relations entre l’UE et la Russie, qui soutient la revendication serbe sur le Kosovo. On l’a vu récemment dans l’attitude de l’UE, qui courtise le Président serbe Aleksandar Vucic, au pouvoir de plus en plus totalitaire, confronté à des contestations populaires et nouant des rapports étroits avec le parti de Poutine. C’est dans ce contexte qu’interviennent les récents effets d’annonce sur la possible adhésion (en 2025 !) de la Serbie à l’UE ainsi que du Monténégro, lequel vient de rejoindre l’Otan. Les politiques normatives de l’Union se résument au respect du pluralisme lors des élections, pour s’accommoder ensuite de l’autoritarisme, de la corruption et du clientélisme. S’y ajoutent des pressions en faveur des privatisations, appuyant les exigences du FMI.

Au bout du compte, c’est avant tout une logique sécuritaire qui guide l’Union européenne, préoccupée par l’instabilité persistante des Balkans de l’Ouest, corridor stratégique, entre autres, pour le passage de l’énergie… et des réfugiés.

La « route des Balkans » n’a-t-elle pas été fermée aux réfugiés ?

Mais les sites de transit, en Serbie notamment, se sont transformés en camps d’accueil, dans des conditions de vie épouvantables pour les réfugiés. Un rapport de l’Assemblée nationale [2] analyse la tendance de l’UE – en échec sur la question des réfugiés – à « externaliser » le problème, notamment vers les Balkans qui agiraient comme un verrou de protection. Une « collaboration » qui pourrait servir de monnaie d’échange dans de futures négociations pour une intégration à l’UE. Il apparaît bien que la volonté d’ancrer les Balkans de l’Ouest poursuit d’abord des objectifs sécuritaires.

[1] 161 hauts responsables jugés en 25 ans.

[2] Rapport n° 4550, du 27 avril 2016.

Catherine Samary Économiste, chercheuse spécialiste des Balkans, auteure de nombreux écrits sur l’ex-Yougoslavie. Voir aussi son site.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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