« En Europe, l’influence de l’extrême droite est indéniable »
Les droites radicales profitent de l’affaiblissement des partis classiques et de la passivité de l’UE pour peser sur les politiques.
dans l’hebdo N° 1492 Acheter ce numéro
La présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle française de 2017 a focalisé la menace de l’extrême droite sur sa capacité à accéder au pouvoir. Et sa nette défaite a pu « rassurer ». À bon compte : partout dans l’Union, la menace n’est pas tant l’élection imminente d’un chef de gouvernement d’extrême droite que la radicalisation des droites sous la pression de cette mouvance, désormais troisième parti politique dans une dizaine de pays.
Plusieurs partis d’extrême droite se trouvent aux portes du pouvoir en Europe. Sont-ils en mesure d’y parvenir ?
Anaïs Voy-Gillis : Nous assistons simultanément à un renforcement des partis d’extrême droite et de droite radicale en Europe. Cependant, hormis le PiS [« Droit et Justice »] en Pologne et l’ANO [« Action des citoyens mécontents », populiste] en République tchèque, aucun parti d’extrême droite n’est actuellement au pouvoir. Néanmoins, plusieurs y accèdent via des coalitions avec la droite, parfois radicale.
Anaïs Voy-Gillis
Doctorante à l’Institut français de géopolitique (IFG), spécialiste de l’extrême droite en Europe.
Plutôt que la prise de pouvoir, la question d’actualité n’est-elle pas leur capacité à peser sur les gouvernements ?
Le potentiel d’influence de ces partis est indéniable. En Hongrie, l’existence d’un Jobbik très radical sur les questions d’immigration a fortement radicalisé la ligne des conservateurs du Fidesz de Viktor Orbán.
On peut observer deux phénomènes dans le monde occidental. Tout d’abord, une pratique d’infusion et de diffusion des idées, certains partis, comme le FN, étant convaincus que la victoire, avant les urnes, se gagne dans les têtes. Cette diffusion est favorisée par un contexte de crise, les partis traditionnels peinant à offrir une réponse politique.
Ensuite, les partis de droite se sont petit à petit imprégnés des discours d’extrême droite, reprenant certains des thèmes qui semblaient en favoriser le succès. Lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy centre son discours sur l’identité et l’insécurité. Laurent Wauquiez reprend le flambeau aujourd’hui, alors que le Front national est en perte de vitesse. En Autriche, le chancelier Sebastian Kurz, membre de l’ÖVP, l’emporte face au FPÖ en réalisant une campagne très à droite, avec des propositions relativement similaires aux thèmes forts de ce parti. En Hongrie, le Fidesz a longtemps eu un comportement complaisant à l’égard du Jobbik, pratiquant une surenchère nationaliste pour ne pas se faire déborder. D’ailleurs, le Jobbik a récemment évolué, lissant son discours pour apparaître comme une alternative crédible à Orbán.
Identité nationale, immigration, sécurité : alors qu’elle multiplie les emprunts idéologiques aux formations de la droite radicale (c’est très criant depuis deux ou trois ans), la droite classique a donc de moins en moins de réticences à s’allier avec elles. De ce point de vue, la crise des migrations est devenue un catalyseur central en Europe.
En Allemagne, la montée de l’extrême droite pourrait contraindre les sociaux-démocrates du SPD à accepter une coalition avec les conservateurs d’Angela Merkel, en dépit du coût politique que cela représente…
L’érosion de la social-démocratie en Europe a facilité l’émergence de partis de droite radicale. C’est le cas en Allemagne avec le SPD. Le parti d’extrême droite AfD est entré au Parlement et, en une année à peine, l’opinion s’est retournée sur la question de l’immigration, devenant globalement hostile. Il y a en effet un risque, en cas de nouvelle élection, si Merkel ne parvient pas à former un gouvernement, que l’AfD améliore son score, ce qui pourrait entraîner le pays dans une crise politique.
L’alliance entre la droite et l’extrême droite autrichiennes, fin 2017, n’a pas provoqué le même émoi en Europe que lors de précédents similaires. Pourquoi ?
En 2000, le choix de la droite de faire alliance avec le FPÖ avait provoqué des réactions fortes, notamment de la part de l’Union européenne, comme s’il s’était agi d’une première. Les Autrichiens avaient perçu cela comme injuste, car l’Italie n’avait pas connu les mêmes condamnations quand Berlusconi s’était allié avec la Ligue du Nord, en 1994. En Slovaquie, le Smer-SD [« Direction social-démocratie »] de Robert Fico siège au sein du groupe Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen, alors même que Fico a construit une alliance avec le Parti national slovaque (SNS) d’extrême droite, auquel il avait confié en 2016 deux ministères (Éducation et Défense). Avec la même politique, entre 2006 et 2010, il avait été exclu du Parti socialiste européen. Rien de tel en 2016…
Cependant, outre le peu de réaction, ce qui frappe en 2018 en Autriche, c’est la place laissée au FPÖ dans le gouvernement. Il y a deux explications à cela. La première est que ce genre de coalition tend à se banaliser, par une forme d’acceptation de ces partis extrémistes. Comment dénoncer pour défaut de démocratie un parti qui a obtenu des élus de manière démocratique ? Deuxième raison, ces partis policent leurs discours. Le SNS slovaque était représenté en 2016 par Andrej Danko, un avocat au réseau d’influence respecté et qui a conduit une campagne sans dérapage. Il a rénové l’image sulfureuse de son parti, comme Heinz-Christian Strache avec le FPÖ autrichien. Par ailleurs, le SNS est apparu plus respectable à la faveur de l’émergence de Notre Slovaquie de Marian Kotleba, qui voue un culte à Jozef Tiso, le prêtre catholique qui a gouverné le pays entre 1939 et 1945 avec le soutien d’Hitler. Un parti qui rappelle à certains égards la Garde hongroise, avec ses costumes sombres et ses marches anti-Roms. En d’autres lieux, les droites radicales ont gagné en acceptabilité par comparaison avec ce type de mouvements.
L’Union européenne est bien peu réactive face aux entorses à ses principes fondateurs. Une manifestation d’impuissance ou une banalisation ?
L’Union est confrontée à un dilemme. D’abord, comment condamner des partis qui jouent le jeu des élections démocratiques ? Ensuite, elle dispose de peu de moyens face à des partis, comme en Pologne et en Hongrie, qui remettent ouvertement en cause la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la presse, mettent la justice sous tutelle, etc.
L’UE arrive aujourd’hui dans une impasse. Beaucoup de citoyens ne sont pas contre, mais récusent sa forme actuelle. Le sentiment d’éloignement des institutions est renforcé par les crises économique, migratoire, sociale, politique, etc. qui secouent cet espace. L’Union suscite aujourd’hui de la défiance entre les peuples, renforcée par les politiques de dumping social et fiscal. Ce qui explique un souhait du retour de la nation souveraine.
Il y a également une crise de la représentativité, avec un rejet des élites, ressenties comme coupées du peuple. En Autriche comme ailleurs, la gauche et la droite alternent au pouvoir depuis soixante ans sans démontrer leur capacité à agir. Kurz l’emporte face au FPÖ en réalisant une campagne très à droite, avec des propositions relativement similaires aux thèmes forts de ce parti.
Faut-il s’attendre à une poussée de l’extrême droite lors des élections européennes de 2019 ?
C’est l’horizon immédiat le plus inquiétant. Ces partis réussissent très bien lors de ce scrutin, qui sert souvent d’exutoire aux mécontentements. S’ils ne coopèrent pas tellement, au Parlement européen, où leurs élus sont souvent absents, cela pourrait changer sous l’effet de leur renforcement. Tous ces partis rejettent l’UE sous sa forme actuelle et défendent une souveraineté accrue pour les nations.
À lire aussi dans ce dossier :
•L’Europe sous la pression de l’extrême droite
• L’Europe hérisson de Sebastian Kurz
• La Macédoine, aubaine d’Aube dorée