Le promeneur de 68

Dans Un arbre en mai, Jean-Christophe Bailly mêle récit autobiographique et réflexion a posteriori sur Mai 68.

Christophe Kantcheff  • 14 février 2018 abonné·es
Le promeneur de 68
© photo : Jérôme Panconi

Dans l’avalanche des publications qui vont sortir à l’occasion des 50 ans de Mai 1968 [1], certaines méritent davantage que d’autres le détour. Quand Jean-Christophe Bailly, l’auteur notamment du Versant animal (2007) et du Dépaysement (2013), décide d’évoquer ce moment historique, qui concerne aussi sa propre jeunesse, on ne peut qu’être intrigué par ce que délivre la plume de cet esprit indépendant et exigeant.

Écrit en 2004 mais laissé à l’état de manuscrit, Un arbre en mai est un texte bref, ramassé, n’obéissant à aucun plan sinon à celui de ne pas réprimer le fil des souvenirs qui surgissent à mesure que la pensée se délie, sans ordre chronologique mais guidés par des associations ou des images.

Jean-Christophe Bailly était étudiant à Nanterre en 1968, là où tout a commencé. S’il s’est politisé par la suite, et a même eu, pendant de courtes années, une activité de militant, il précise : « Loin d’avoir ou de me ménager une formation politique, c’est par des poèmes et des tableaux qu’avidement je m’ouvrais à une logique du refus à laquelle les événements de Mai allaient conférer, le temps qu’ils durèrent, une force de déferlement. » L’organisation trotskiste dans laquelle il est entré, il l’a choisie davantage par élimination des autres que par adhésion idéologique. S’il fut souvent bien présent, même dans les batailles de rue, il lui arrivait aussi de s’absenter, ne se considérant alors que comme un « promeneur ».

Ce regard relativement distancié n’amène pas Jean-Christophe Bailly à reconsidérer Mai 68 avec goguenardise, tel un contempteur rongé par la mauvaise conscience, comme on en connaît tant. Mais cela le rend libre de constater, par exemple, que ces événements tenaient moins de ce qu’au théâtre on appelle une « première » que d’une « dernière ». Malgré « leur déflagration novatrice », ils ont soldé un passé, laissant place à un « ordre nouveau » plus pernicieux et sans doute plus dur économiquement et socialement. Il se souvient aussi que les étudiants de Nanterre n’allaient jamais beaucoup plus loin que leur fac, ne pénétrant pas dans la ville, encore moins dans le proche bidonville.

Se remémorant ce qui « faisait » l’époque, un peu comme Annie Ernaux dans Les Années, Jean-Christophe Bailly évoque ce paradoxe de ressusciter le temps heureux de sa jeunesse en même temps que la volonté de rupture qui s’est alors exprimée. Mais cette rupture, précise-t-il, concernait l’« extraordinaire petitesse morale et [le] côté pingre et hypocrite d’une société dans laquelle un film comme La Religieuse de Rivette pouvait être menacé d’interdiction ». On se pince à lire cette phrase qui décrit une situation dont notre présent, hélas, se rapproche peu à peu.

Ses dernières pages, où l’écrivain raconte ce que, au cœur de l’action, il a vu de la nuit des barricades, sont visuelles et magiques. Son récit n’a rien de lyrique ni d’héroïque. Mais s’ouvre à toutes les dimensions d’un événement dont on croit savoir déjà tout, la plus spectaculaire comme la plus secrète.

[1] Voir aussi le hors-série de Politis : « Que reste-t-il de Mai 68 ? ».

Un arbre en mai, Jean-Christophe Bailly, Seuil, « Fiction & Cie », 72 p., 10 euros.

Littérature
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