« Phantom Thread », Paul Thomas Anderson : De l’amour à poison
Dans Phantom Thread, Paul Thomas Anderson met en scène la rencontre imprévisible entre un grand couturier et une jeune femme de tempérament.
dans l’hebdo N° 1490 Acheter ce numéro
Le titre est parfait : Phantom Thread. « Le fil caché », a-t-on traduit au Québec. En effet, on ne saurait s’en tenir aux apparences. Voici l’histoire de Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis), aiguille à la main et lunettes sur le nez, la mine absorbée par son ouvrage, grand couturier sur la place de Londres dans les années 1950, confectionnant les robes de ses altesses. Aux lueurs de l’aube, une armada de femmes pénètrent dans la maison Woodcock et rejoignent leur poste de travail. Ce sont les « petites mains ». « Petites », mais hautement qualifiées et dévouées.
Au cours des premières minutes, on s’interroge : Paul Thomas Anderson aurait-il succombé aux sirènes de l’assagissement ? Le cinéaste sortait pourtant de l’adaptation baroque d’un roman de Thomas Pynchon, Inherent Vice (2014). Ici, l’image est superbe – signée Paul Thomas Anderson lui-même –, tous les plis sont à leur place, les couleurs feutrées rayonnent, et certaines figures de style, comme un panoramique virtuose à 360 degrés, montrent à quel point la mise en scène est maîtrisée. Mais inclinerait-elle vers l’académisme ? Par ailleurs, Daniel Day-Lewis ayant annoncé qu’avec ce film il mettait un terme à sa carrière, le cinéaste, avec lequel il a déjà tourné There Will Be Blood (2007), aurait-il voulu lui offrir un rôle de seigneur ?
Rien de cela. Si l’esthétique est splendide, elle ne constitue pas un but en soi. Elle forme un écrin à la pièce qui va s’y jouer, singulière et vénéneuse. Ou, pour le dire autrement, l’étoffe est magnifique mais elle recèle un « fil caché » qui, si l’on tire dessus, risque de gravement la détériorer.
La pièce, un quasi-huis clos, se joue à deux, sinon à trois. Il y a Reynolds, passionné, caractériel. Et Alma (Vicki Krieps), que Reynolds enlève littéralement de la taverne où elle est serveuse. Il en est tombé amoureux. Cependant, le premier soir où il l’emmène chez lui, ce n’est pas pour l’entraîner dans sa chambre, mais pour lui faire essayer ses derniers modèles. Aux yeux de Reynolds, Alma a le corps idéal pour porter ses robes, et, en même temps, elles remodèlent sa silhouette. « Je vais vous créer une poitrine », lui dit-il.
Enfin, le troisième personnage, Cyril (Lesley Manville), est la sœur aînée de Reynolds. Elle administre la maison Woodcock, s’immisce dans l’intimité de son frère, lui sert de garde-fou. Ce qui les lie est mystérieux, ce qui les délie aussi : lui est hanté par le souvenir de leur mère défunte, elle non.
De quelle nature est l’amour entre Reynolds et Alma ? Les qualités de la jeune femme, a priori franche et nature, sont à la fois ce qui attire le couturier et perturbe l’ordonnancement de sa vie. Le spectateur pense qu’il ne va en faire qu’une bouchée – comme de la précédente, aperçue furtivement parce que congédiée. Ne va-t-il pas étendre sur elle son pouvoir de mâle dominant et de créateur adulé ? Pas vraiment, même si Reynolds crie, exige, ordonne. Alma se révèle beaucoup plus complexe et résistante qu’elle ne le laissait entrevoir. Il se noue entre eux un amour détonant, où la tendresse alterne avec des rapports de force. Ils entrent même dans une relation où la perversion résonne avec le plaisir, faite d’empoisonnements et d’une expérience limite, sinon mystique. Mais cet amour-là reste opaque et imprévisible.
Phantom Thread est l’exemple type du film qui n’avance pas aveuglément sur ses rails. Sans être complaisamment mystérieux ni abscons, il ne se réduit pas à ce qui s’offre explicitement à l’écran et ne progresse pas davantage selon une logique narrative prédéfinie. Il induit des courants souterrains d’affects et de récit. La caméra est à l’affût de la moindre vibration des épidermes, du plus petit geste électrique, des aléas de l’intransigeance amoureuse. Daniel Day-Lewis y est magistral, de même que la jeune actrice luxembourgeoise Vicky Krieps. Phantom Thread a l’intensité d’un jeu sérieux et la folie d’un duel vraiment dangereux.
Phantom Thread, Paul Thomas Anderson, 1 h 56.