René Goscinny : Le « métèque » et le petit Gaulois
Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris, présente le foisonnant parcours de René Goscinny, à l’occasion du 40e anniversaire de sa mort.
dans l’hebdo N° 1489 Acheter ce numéro
L ’Argentine, c’est mon pays. J’y ai passé toute mon enfance et mon adolescence. Les gauchos, la pampa, c’était mon quotidien. En revanche, Issy-les-Moulineaux ou l’Ardèche sonnaient à mes oreilles comme des noms exotiques. Pour moi, la France, c’était Louis XIV à Versailles, le Malet-Isaac… On idéalisait ce pays de façon extraordinaire. » Si un concours était lancé sur l’identité de l’homme qui a prononcé ces phrases un jour de 1976 à la télévision française, pas sûr qu’il y aurait beaucoup de gagnants. La réponse se trouve au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Mahj), qui lui consacre une formidable exposition à l’occasion du quarantième anniversaire de sa disparition, en novembre 1977. Il s’agit de René Goscinny. Et pour qui n’est pas au fait de sa biographie ni de ses ascendants, l’exposition recèle bien des surprises.
Il faut se résoudre à ce constat, en soi enthousiasmant, surtout en notre époque où l’étranger n’a pas bonne presse : le père d’Astérix était un métèque (ou presque) ! Son autre créateur l’était aussi, puisque André Uderzo est d’origine italienne. Mais au sujet de Goscinny, qui en est le scénariste et en quelque sorte le « penseur », cela ne manque pas de saveur. La bande dessinée, pétrie de culture latine et française, émaillée d’allusions à l’actualité hexagonale, est devenue elle-même un éminent symbole de la francité. Qui mieux qu’Astérix incarne l’« esprit -gaulois » ? Finaud, bagarreur et… « résistant à l’envahisseur » (ce qui ne vaut pas pour tous les Français, mais passons), il a toutes les qualités requises. Et il a encore la cote ! Reprise sans trahison en 2013 par Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, la série a vu son dernier né, Astérix et la Transitalique, arriver en tête des ventes de 2017 tous genres confondus.
Une large part de l’exposition du Mahj est consacrée à l’enfance et à la jeunesse de René Goscinny. Une photo de famille, datée de 1927, accueille le visiteur. On y voit René, bébé aux yeux ronds et déjà rieurs, son frère aîné, Claude, sa mère, Anna, et son père, Stanislas. Ces deux-là, qui se sont rencontrés à Paris, sont des émigrés, naturalisés en 1926, l’année de naissance de René. La première, Anna Beresniak, est issue d’une famille juive ukrainienne dont le patriarche, Abraham Lazare, qui était maître d’école, a fondé à Paris une imprimerie en 1912, Beresniak et fils. Stanislas, lui, a décidé de poursuivre ses études de chimie à Paris, venant de Pologne, où vivent ses parents, Abraham Goscinny et Helena Silberblick.
Après avoir travaillé au Mexique puis au Nicaragua, Stanislas Goscinny est envoyé à Buenos Aires, à partir de 1927, par l’entreprise qui l’emploie, la Jewish Colonization Association, vouée à faciliter l’implantation dans des colonies agricoles des juifs d’Europe centrale, victimes de pogroms récurrents. L’exposition montre plusieurs photos prises en Argentine, où René est enfant puis adolescent. Scolarisé au collège français, il reçoit une solide culture classique qui rejaillira dans son œuvre future. Mais les paysages et la vie quotidienne en Argentine l’imprègnent durablement, à quoi se mêle la culture juive, en particulier la langue et les chants yiddish. On peut se faire une idée de la musique qu’il entendait grâce à quelques airs que diffusent des casques d’écoute mis à disposition : Carlos Gardel, mais aussi Ben-Zion Witler et Shifra Lerer, interprétant en 1946 une jolie chanson, « Gedenk », sur un air de tango.
Son père bénéficiant tous les trois ans de vacances en France, René Goscinny revenait lui aussi à Paris, où il passait le plus clair de son temps dans l’imprimerie familiale. Il n’y a sans doute pas à chercher très loin l’origine de son goût pour l’encre, la presse et les caractères typographiques. Ainsi, les noms d’Astérix et d’Obélix (l’obèle étant, comme l’astérisque, un signe typographique) ont tout à voir avec l’imprimerie Beresniak et fils, qui publiait des livres en yiddish, en hébreu, en russe, en polonais et en français.
On apprend au passage qu’en 1938 René a vu, à Paris, Blanche-Neige et les sept nains, qui l’a fort impressionné. Au point d’imaginer, plus tard, travailler pour les studios Disney. Car c’est en effet comme dessinateur que René Goscinny se projetait. Quand il exécute ses premiers croquis, il a 13 ou 14 ans. C’est-à-dire en 1940. Ses débuts en dessin sont donc concomitants du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, dont il suit les événements tragiques depuis l’Argentine. En France, les Beresniak subissent la répression nazie. Certains des oncles de René meurent dans les camps d’extermination. À Buenos Aires, le garçon dessine des caricatures d’hommes politiques, dont celle de Pierre Laval n’est pas la moins réussie.
En 1945, son père décédé, René poursuit son exil, mais cette fois à New York, où sa mère se rapproche d’un de ses frères. Là, il rencontre le futur créateur du magazine Mad, Harvey Kurtzman, Jijé, un pilier de Spirou, et un jeune dessinateur prometteur, Morris…
L’exposition, foisonnante, ne s’arrête évidemment pas là. Une salle est notamment consacrée aux années Pilote, essentielles. De 1959 à 1974, Goscinny a développé là un extraordinaire journal illustré de contre-culture. Outre Astérix, on croise Iznogoud, le Petit Nicolas ou Lucky Luke, pour lesquels ses talents de scénariste ont fait merveille. Mais les salles consacrées aux années d’enfance et de jeunesse sont les plus émouvantes. Marquées par le cosmopolitisme et les heurts de l’Histoire, celles-ci portent en germe « le génie comique [1] » de René Goscinny.
[1] Selon l’expression de la commissaire de l’exposition, Anne Hélène Hoog, dans son texte, « Le Zetser et le philosophe », écrit pour le catalogue.
René Goscinny. Au-delà du rire, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, jusqu’au 4 mars, 71, rue du Temple, Paris IIIe. www.mahj.org
À voir aussi : « Goscinny et le cinéma », la Cinémathèque, Paris XIIe.