Une fête foraine de fin du monde

Une mise en scène de Peer Gynt par David Bobée, qui plonge dans les passions humaines, servie par une composition et des acteurs saisissants.

Gilles Costaz  • 7 février 2018 abonnés
Une fête foraine de fin du monde
© photo : Arnaud Bertereau

Quand il eut terminé Peer Gynt, Henrik Ibsen n’était pas du tout certain d’avoir écrit une pièce. Il parlait de « poème dramatique » et ne pensait pas que le texte pouvait être porté à la scène. La suite lui a donné tort. Cette grande œuvre délirante nous fascine et fait l’objet de mises en scène régulières. En voilà même deux en même temps, celle d’Irina Brook, qui vient aux Bouffes du Nord du 8 au 18 février après avoir été créée il y a deux ans à Nice (c’est une vision d’abord un peu brouillonne qui finit par prendre forme et rythme grâce au chant et à la musique), et celle de David Bobée, qui, après sa naissance au Grand T de Nantes et son passage aux Gémeaux de Sceaux, entame une tournée à travers la France.

Peer Gynt s’appuie sur les traditions du conte et de l’épopée pour devenir un anti-conte et une anti-épopée. Dans un village norvégien, Peer est un jeune garnement qui ne respecte rien et décide de partir à l’aventure. Il reste d’abord dans son pays en approchant les trolls et en délaissant son amie villageoise pour une femme troll. Comme cela ne se passe pas très bien, il part à l’étranger, atteint l’Afrique, fait des affaires en Égypte puis, ruiné, fatigué, vieilli, revient dans son village. Là, tout le monde a pris un coup de vieux, mais il n’est pas reçu comme un héros. Avant de mourir, il reçoit du sage (ou du fou local, c’est pareil) une dernière leçon de vie.

Toutes les mises en lumière, nordiques ou infiltrées d’autres cultures, sont possibles avec cette vaste fresque qu’on joue rarement entièrement (l’adaptation de David Bobée, qui allège la traduction de François Regnault, n’en approche pas moins les 4 heures). Bobée, dont on a vu notamment l’univers romanesque, noir et bondissant, à l’œuvre dans Lucrèce Borgia de Victor Hugo, situe l’essentiel de la soirée dans une fête foraine en déroute. Des montagnes russes tendent leurs arceaux des deux côtés de la scène. Une tête de clown géant gît à l’arrière-plan. Une roulotte sale tourne sur un sol de terre brune.

C’est un spectacle nocturne, de fin du monde, dont la joie viendra, en partie, du rock country de Butch McKoy jouant côté jardin. Les trolls sont des créatures passées à la peinture blanche, mais pas de petite taille ; ce sont des êtres étranges dans un monde qui n’est qu’ombre et lumière, courses dans les hauteurs et chutes dans le noir.

Dans les ténèbres et les éclairs – la lumière de Stéphane Babi Aubert est magistrale, avec ses aveuglements blancs et ses brouillards bleus –, Bobée fait surgir de façon furieuse la passion, l’égoïsme, la sexualité, l’ambition, l’obscénité, la tendresse et le désespoir. Il va dans les entrailles de l’humanité plus loin qu’Ibsen, là où c’est particulièrement infect ou douloureux !

Comme la composition plastique a une allure folle et que tous les acteurs sont dans une dynamique charnelle souvent acrobatique, Ibsen est marié à Breughel, et c’est saisissant. Radouan Leflahi est un Peer Gynt plus grave que celui de la tradition, moins joueur, brisé et fort à la fois, étonnant, exceptionnel. Autour de lui, on se métamorphose ou on s’implique en détaillant les états d’âme tout en se livrant à des pulsions d’athlètes : Jérôme Bidaux, Lou Valentini, Thierry Mettetal, Amira Chebli, Catherine Dewitt, Pierre Cartonnet, Marius Moguiba…

Une scène nous paraît manquée ou trop appuyée, lorsque Peer, sur un fauteuil roulant, est soigné comme un dément. Il y a dans le jeu de tous quelque chose de mécanique, comme si l’inspiration se reposait. Mais, presque à tout instant, l’orage est dans le circuit sanguin des comédiens et sur la scène. C’est un Peer Gynt de haut vol.

Peer Gynt en tournée : Martigues, 8 et 9 février ; Colombes, 16 février ; Flers, 21 et 22 février ; Saint-Médard-en-Jalles, 8 et 9 mars ; Saint-Brieuc, 20 et 21 mars ; Vannes, 19 avril.

Théâtre
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