Christian Laval : La construction de l’homme économique

Dans un ouvrage fouillé, le sociologue Christian Laval montre comment Michel Foucault et Pierre Bourdieu ont, parmi les premiers, repéré « l’événement néolibéral ».

Olivier Doubre  • 14 mars 2018 abonné·es
Christian Laval : La construction de l’homme économique
© La Découverte

Dans son Cours au Collège de France de l’année 1992-1993, qui vient d’être publié [1], Pierre Bourdieu racontait qu’il aimait à « énerver » les économistes de ses amis en leur disant que « l’économie n’est peut-être qu’une immense bulle spéculative ». « L’économiste, poursuivait-il, croit que l’économie existe. Et ce qui l’amène souvent à construire des théories en forme de bulle spéculative, c’est peut-être qu’il formalise des évidences du sens commun ».

Sa défiance pour la « science économique » en tant que telle porte néanmoins le sociologue, particulièrement à partir des années 1980, à étudier l’homo economicus, qu’il voit prendre de plus en plus d’importance dans toutes les strates de la société. Non sans inquiétude, notamment pour la gauche et les politiques sociales qu’elle a contribué à faire advenir durant les dernières décennies.

Avant Bourdieu, Michel Foucault avait repéré, dès la fin des années 1970, le « changement d’époque » qu’allait entraîner l’arrivée du néolibéralisme dans les sociétés occidentales et y avait consacré plusieurs de ses Cours au Collège de France, notamment Naissance de la biopolitique (2004).

Professeur de sociologie à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, auteur de plusieurs ouvrages sur le néolibéralisme, Christian Laval vient confronter les travaux du philosophe mort en 1984 et ceux du sociologue disparu en 2002 sur la question néolibérale. Même s’ils n’ont pas échangé sur le sujet, chacun y a travaillé et a mis en garde contre la contamination des politiques publiques et des individus par le néolibéralisme.

À quel moment le terme « néolibéralisme », apparaît-il ? Et comment Foucault et Bourdieu ont-ils eu l’intuition – Foucault le premier – de travailler sur ce sujet novateur à leur époque ?

Christian Laval : Ce terme apparaît avec des significations assez variées dans les années 1930. En effet, à l’époque, même Keynes a pu être qualifié ainsi, tout comme des économistes français tels que Rueff ou encore les ordolibéraux allemands. Au départ, le mot désigne tout effort de refondation du libéralisme – lequel a pu avoir sa version de gauche, sous la forme d’un réformisme social, mais aussi sa version de droite, visant à redonner vie aux principes fondamentaux du marché, notamment en se demandant quel rôle devaient jouer le droit et l’État pour intensifier la concurrence.

Le sens de ce terme évoluera avec la Société du Mont-Pèlerin [2], sous l’influence de personnalités comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman, puis lorsque se dessineront un vrai projet politique et une stratégie de conquête de la direction des partis politiques et du pouvoir d’État dans les années 1970 et 1980.

Quand Foucault s’y intéresse, à la fin des années 1970, le terme n’est pas encore d’un usage très répandu, et sa définition n’est pas encore arrêtée. Ce sera justement l’un des apports du « Cours au Collège de France » de 1978-1979, publié en 2004 sous le titre de Naissance de la biopolitique, que de lui donner une signification rigoureuse en le définissant comme une nouvelle rationalité politique, ou encore un certain type de « gouvernementalité ».

Enfin, chez Bourdieu, le terme est longtemps absent, en tout cas comme substantif. C’est à partir de 1995, avec les grandes grèves, qu’il commence à désigner chez lui un système de pouvoir, une forme nouvelle de domination. Il importe de remarquer – et j’y insiste dans mon livre – qu’entre les analyses de Foucault et l’élaboration de Bourdieu sur la question néolibérale, il y a un décalage d’une bonne quinzaine d’années. Ils ne parlent donc pas tout à fait de la même chose.

Vous qualifiez votre livre d’« enquête sur l’événement néolibéral ». Pourquoi ?

Je parle plutôt d’une « enquête sur les enquêtes » de Foucault et Bourdieu ! En réalité, l’enquête sur le néolibéralisme, je l’ai faite avec Pierre Dardot à l’occasion de notre livre La Nouvelle Raison du monde, paru en 2009. Nous lui avons donné un prolongement et un approfondissement en 2016 dans un opus intitulé Ce cauchemar qui n’en finit pas. Dans ces ouvrages, nous sommes plutôt partis des concepts et des analyses de Foucault, tout en notant d’ailleurs certaines limites.

Foucault avait eu des intuitions remarquables en 1978-1979, et tout son travail a consisté à dégager à partir de deux formes de néolibéralisme – la forme ordolibérale allemande et l’austro-américaine – une rationalité néolibérale originale. Mais, en cette fin des années 1970, il ne pouvait pas avoir en vue le panorama historique qui est aujourd’hui le nôtre, une quarantaine d’années plus tard. D’ailleurs, comme on le voit en consultant ses notes sur le sujet, Foucault n’a finalement utilisé pour ses « Cours » qu’une partie de ses lectures. Naissance de la biopolitique n’est qu’une première ébauche d’un travail qui aurait pu être bien plus important, mais qu’il n’a pas poursuivi parce qu’il est passé à autre chose [3].

Ainsi, mon livre est une enquête non pas directement sur le néolibéralisme, mais sur des recherches menées par deux auteurs qui se sont penchés l’un et l’autre, à des moments différents, sur un phénomène dont ils étaient témoins.

Vous parlez d’ailleurs d’une « rencontre ratée » entre Foucault et Bourdieu…

L’expression s’inspire du titre d’un colloque, « Bourdieu/Foucault : un rendez-vous manqué ? », qui s’est tenu à Naples en mars 2016. Il faut d’abord rappeler qu’il s’agit de deux grands intellectuels à la renommée mondiale extraordinaire, des « quasi-contemporains » (Foucault est né en 1926, Bourdieu en 1930), qu’ils sont tous deux passés par l’École normale supérieure et l’agrégation de philosophie, puis qu’ils ont été tous deux élus au Collège de France. De surcroît, ils ont eu le même directeur de thèse en la personne de Georges Canguilhem. Ils avaient donc tout pour se rencontrer ! Pourtant, leurs trajectoires respectives ont été très différentes, tout comme leurs perspectives de travail, en dépit d’un engagement qui a été parfois convergent – à l’instar de celui en faveur de Solidarnosc après le coup d’État de décembre 1981 du général Jaruzelski en Pologne.

Pour autant, Bourdieu, qui a été élu en 1981 au Collège de France, ne semble pas avoir pris connaissance du « Cours » de Foucault de 1978-1979. Même des années plus tard, lorsqu’il se mettra à élaborer cette question, on ne trouvera aucune mention d’une lecture de cette sorte. D’où ce « rendez-vous manqué ».

Je n’ai pas voulu organiser, dans ce livre, une rencontre qui n’a pas eu lieu, ni même cherché à les faire dialoguer de façon artificielle. Mais le lecteur attentif pourra découvrir tout un jeu d’échos entre les deux, et même repérer des points d’intersection très significatifs, notamment sur les rapports entre néolibéralisme et État.

Sans opposer ou rapprocher outre mesure leurs deux démarches, vous considérez néanmoins que « le néolibéralisme représente pour l’un et pour l’autre une accélération de la construction politique des hommes économiques ».

J’essaie d’abord de respecter leurs approches et de voir ce qui, dans chacune, s’inscrit dans une trajectoire et un projet théorique qui leur sont propres. Néanmoins, il y a chez l’un et chez l’autre un même souci d’historicité de « l’homme économique », c’est-à-dire de la figure humaine que nous sommes en train de devenir. Et je suis convaincu que tous deux se posaient en somme la même question : comment se fait-il que nous devenions de plus en plus ces êtres humains qui correspondent à un certain savoir, à une certaine construction intellectuelle ? Ce qui les intéresse, c’est de savoir comment nous devenons, par l’action des pouvoirs qui s’exercent sur nous, par la transformation de l’État et par l’expansion du champ économique, ces êtres que l’on appelle des « hommes économiques ».

C’est particulièrement explicite chez Bourdieu. On le voit dans ses « Cours au Collège de France », notamment dans Anthropologie économique (1992-1993), paru en novembre dernier. Bourdieu y explique à quel point cette construction de l’homme économique est la question fondamentale de la société contemporaine. C’est en partant de ce fondement anthropologique de la science économique que l’on peut comprendre comment un certain type de politiques va justement produire dans la réalité cet homme économique tel qu’il est défini dans la théorie. Le néolibéralisme est ainsi pour lui une sorte d’« effet de théorie ».

Foucault prendra la question différemment, mais, pour lui, les modes typiques d’assujettissement néolibéraux visent à gouverner des individus qui sont spécifiés comme des hommes économiques et ont pour effet de les produire.

Vous montrez ainsi que Foucault et Bourdieu comprennent qu’au-delà de la seule analyse économique marxiste des développements du capitalisme, le néolibéralisme est une transformation plus large qui nécessite « un levier politique, un plan institutionnel, une action normative et symbolique ».

En effet, pour eux deux, le néolibéralisme ne se caractérise pas seulement par une volonté de la bourgeoisie d’accélérer le rythme d’accumulation du capital ou d’élever le niveau de profitabilité. C’est une forme politique globale, un système de domination ou un mode de pouvoir. Pour Foucault, par exemple, il faut le considérer comme une manière de gouverner les individus dans tous les domaines de leur existence. Ce qui l’intéresse est de savoir comment, dans le cadre général de la biopolitique et du gouvernement des hommes par leurs intérêts, une nouvelle rationalité politique va infléchir, modifier, rationaliser la « gouvernementalité » libérale mise en place depuis le XVIIIe siècle.

La clarification de Foucault permet de penser l’articulation entre une action indirecte à distance sur les individus par la transformation du milieu dans lequel ils vivent, et un type d’individu qui est précisément susceptible, par certaines de ses propriétés, d’être gouvernable par cette action sur le milieu. D’un côté, l’ordolibéralisme agit sur le cadre de vie des gens par une « politique de société » ; de l’autre, notamment avec la théorie néoclassique d’un Gary Becker, la cible de l’action est définie comme une personne qui réagit aux variables du milieu. Ce qui l’intéresse donc, au-delà des différences de doctrines entre courants néolibéraux, c’est une rationalité qui détermine une certaine technologie politique, qui oriente un certain mode d’agir sur les individus.

Face à cela, leur préoccupation est bien la « réinvention de la gauche »…

Foucault a pris une sorte de décision radicale : après les échecs du communisme, qui a abouti à des régimes criminels au XXe siècle, il se donne pour maxime de « tout recommencer ». C’est sa formule. Et, pour ce faire, il faut s’appuyer sur des « pratiques de liberté ». Il ne s’agit pas de dire aux gens ce qu’ils doivent être ou ce qu’ils doivent faire. Son éthique intellectuelle le conduit à parier sur ce que les individus sont capables d’inventer et, partant, sur la manière dont ils peuvent se réinventer eux-mêmes, par et dans leurs pratiques. Quant à Bourdieu, à partir de 1995, son projet est un peu différent, mais non sans rapport. Le mouvement social est un immense espoir, à condition de créer de nouvelles formes d’action, de construire d’autres organisations, de produire de nouveaux discours, etc.

On réduit trop souvent Bourdieu à son désir de faire une « gauche de gauche ». Mais son projet était plus ambitieux que cela. Il s’agissait, comme il l’a dit à plusieurs reprises, de lier étroitement les organisations anciennes comme les syndicats aux associations, aux chercheurs en sciences sociales et aux artistes. Il souhaitait la naissance de lieux où chercheurs et militants pourraient se rencontrer, où les travaux de sciences sociales pourraient s’incorporer dans le mouvement social et politique, apportant ainsi des réponses nouvelles mêlant « utopie et réalisme ».

Cependant, au-delà de leurs travaux, vous voyez la possibilité de la « naissance d’une nouvelle culture critique »

Oui, aujourd’hui, je crois que les « étanchéités » et les « exclusives » entre courants et écoles, qui ont été monnaie courante dans le monde intellectuel, commencent à disparaître. On a affaire aujourd’hui à des modes de circulation des idées plus fluides, à des hybridations et à des croisements théoriques très intéressants. Cela tient aux urgences politiques, sociales et écologiques, et donc aux nécessités de penser la réalité de façon nouvelle. Des personnes peuvent passer librement de Foucault à Marx et de Marx à Bourdieu sans s’embarrasser d’un quelconque respect envers la parole sacrée des « maîtres ».

J’ai l’impression que faire un livre associant deux de ces grands auteurs, c’est poser un acte allant dans ce sens. Foucault est indispensable pour penser la manière souvent « micro-politique » dont les individus sont conduits par les logiques de marché ; et Bourdieu l’est tout autant lorsqu’il s’agit de réfléchir à la manière dont la noblesse d’État a réorienté les politiques publiques dans un sens néolibéral. Il importe de rappeler qu’il ne faut pas attendre de leurs analyses, qui restent incomplètes et inachevées, une explication totale du phénomène néolibéral. Ce sont ces limites, justement, qui nous invitent à les discuter et à les prolonger en tenant compte du recul historique dont nous bénéficions. Leurs recherches restent en tout cas des points de départ absolument nécessaires à la compréhension de notre situation.

[1] Anthropologie économique, Seuil/Raisons d’agir, 352 p., 25 euros.

[2] Fondée en 1947, la Société du Mont-Pèlerin est un groupe de réflexion composé d’économistes, de penseurs et de journalistes pour défendre l’économie de marché. Rapidement, elle devient l’un des lieux d’élaboration du programme néolibéral et de la bataille pour l’hégémonie intellectuelle de celui-ci.

[3] Foucault se consacre en effet jusqu’à sa mort, en juin 1984, à son Histoire de la sexualité : les tomes II et III paraissent juste avant son décès, après avoir fait l’objet de ses dernières années de cours. Un 4e tome, inédit, Les Aveux de la chair, est paru en janvier (Gallimard, éd. établie par Frédéric Gros, 428 p., 24 euros).

Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, Christian Laval, La Découverte, 264 p., 21 euros.

Idées
Temps de lecture : 13 minutes

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