Forum social mondial : L’heure des femmes
Le FSM de Salvador a été fortement marqué par l’assassinat d’une élue noire à Rio. Un crime emblématique alors que les luttes se conjuguent plus que jamais au féminin.
dans l’hebdo N° 1495 Acheter ce numéro
C’est un défilé sonore et coloré, redoublant d’invectives contre les oppresseurs – gouvernements autoritaires, néolibéralisme cannibale, Trump, Erdogan, patriarcat, etc. –, où la peau cuivrée des Indiens pataxó et tupinamba réchauffe le maquillage blafard d’un groupe d’artistes de radio. En danses et en slogans, une grappe virevoltante d’étudiants fait tout pour se faire entendre dans le cortège de la marche d’ouverture du 13e forum social mondial (FSM), organisé du 13 au 17 mars à Salvador (Brésil).
Liz, étudiante dans l’État du Sergipe, décrit une « extermination » en cours dans les quartiers « périphériques » du Brésil. « Être jeune et noir, c’est le profil le plus à risque aujourd’hui dans le pays. » Et « plus encore si vous êtes une femme », précisait un peu plus tôt Milena Nascimento, de l’Institut Awure – en connaissance de cause, elle aussi –, lors de la conférence de presse d’ouverture.
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« Hier, je me suis levée, j’ai accompli la routine du quotidien, j’ai parlé de la violence faite aux femmes noires. Et puis je suis morte. Assassinée avec Marielle », signent une dizaine d’organisations amazoniennes engagées dans la cause des femmes noires. Et la symbolique se décuple, « car elle était une femme noire-mère-lesbienne-activiste et bien plus encore ». Marielle Franco, 38 ans, brillante conseillère municipale PSOL (gauche) de Rio, figure montante de la scène politique, dénonçait les exactions policières dans les favelas, alors que la police fédérale a été envoyée d’autorité il y a deux mois dans la ville par le Président, Michel Temer, pour y maîtriser la violence liée aux trafics.
« Nous n’aurons de cesse que soient identifiés les tueurs, et surtout les commanditaires ! », lancent Guilherme Boulos, figure principale du Mouvement des sans-toit (MST), et Sônia Guajajara, leader indigène, candidats associés du PSOL pour la présidentielle d’octobre prochain.
Au FSM, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un assassinat politique. Pendant quelques heures, le programme des débats déraille, et un flot de participants sort spontanément défiler dans les rues proches de l’université. « Marielle, nous serons des millions ! », prédit une jeune femme au visage fermé derrière des lunettes sombres. L’émotion internationale, immédiate, le confirme. « C’est bien plus que la goutte d’eau qui fait déborder le vase », affirme Tereza, du réseau international de médias libres Ciranda. Peut-être – imagine-t-on au forum – cette étincelle qui déclenchera une remobilisation des mouvements sociaux au Brésil et ailleurs.
Ces derniers « traversent partout une période délicate », reconnaît Marianna Dias, présidente de l’Union nationale des étudiants (Brésil), qui plante en ouverture du forum le décor d’un monde marqué par l’augmentation des oppressions, la montée du racisme et des nationalismes, et la régression des droits humains. Un contexte qui affaiblit le rassemblement des forces altermondialistes. Les autorités locales, tenues par le Parti des travailleurs (PT, gauche), n’ont aidé qu’à hauteur d’un dixième du montant espéré par les organisateurs. Économies obligent, de grandes organisations fidèles du FSM, unique agora de discussion de stratégies internationales « pour un autre monde », ont passé leur tour. Ce sont les mouvements de lutte de la région – sans-toit, femmes des périphéries, groupes culturels – qui se sont proposés pour tenir le forum à Salvador, la ville réputée la plus noire du pays. L’organisation annonce près de 70 000 participants, au-delà des attentes.
Yvonne Toba, Ivoirienne représentant le réseau des NoVox ouest-africains, revendique, au nom des communautés les plus vulnérables, « le respect des droits – la santé, l’eau, la terre, les semences et… la parole ! » Sakinatou Ouedraogo est venue du Burkina Faso au nom de l’Association pour la défense des droits des aides-ménagères et domestiques (Addad), présente dans cinq pays de sa région. « Nous luttons pour imposer dans la loi les normes internationales du droit du travail et protéger des milliers de filles qui subissent des violences. On a beaucoup de choses à vous dire », lance-t-elle avec enthousiasme.
« Résister, c’est créer ; résister, c’est transformer », affiche le slogan 2018 du forum. « La lutte, elle est présente partout. Pas pour défendre un statu quo_, mais pour promouvoir les alternatives que nous construisons au jour le jour, et des pratiques nouvelles »_, lance Mauri Cruz, de l’Association des ONG du Brésil (Abong). Et la plus frappante des nouvelles pratiques s’est affichée en clair à Salvador : il est l’unique homme à la tribune d’ouverture, une première dans l’histoire du FSM, né en 2001 à Porto Alegre (Brésil). Il lui revient d’annoncer que l’Assemblée mondiale des femmes, lancée il y a une dizaine d’années et tenue jusqu’alors avant l’ouverture du forum, s’inscrit cette fois-ci au cœur du programme. « Au Brésil et un peu partout, on trouve aujourd’hui les femmes à la pointe de toutes les luttes – contre les discriminations, le patriarcat, le néolibéralisme, etc. », confirme le sociologue Cândido Grzybowski.
Si les Brésiliennes sont majoritaires sur le campus, la nature des débats concerne toutes les latitudes. L’atelier sur la place des femmes noires amazoniennes est un concentré d’enjeux. « La réalité du terrain diffère fortement de ce qu’en présentent les médias dominants, affirme Fátima Matos, du Réseau féministe de santé, des droits sexuels et de la reproduction. Dans de nombreux endroits, les femmes ont une grande difficulté à être simplement reconnues comme sujets de droit, et plus encore dans des régions comme l’Amazonie, dépolitisée et dévastée par des politiques publiques qui ne s’intéressent qu’à l’exploitation maximale des ressources naturelles. On ne perçoit pas à quel point ces femmes sont travailleuses, aguerries, souvent cheffes de famille. »
À l’invisibilité s’ajoute le racisme institutionnel. Geisianne Dias, assistante de communication du Syndicat des travailleurs de l’éducation publique de l’État du Pará (Sintepp), raconte son humiliation quand on lui a dit, alors qu’elle était étudiante, « qu’avec sa peau et ses cheveux » ça n’irait pas pour présenter les informations devant la caméra. « J’ai appris à être noire à l’âge de 30 ans, témoigne joliment Joana Carmem, du Centre d’études et de défense des droits des Noirs du Pará (Cedenpa). J’ai arrêté de penser en fonction de ce qu’allaient dire les Blancs et les machos. Posons-nous la question de ce que nous avons dans la tête ! »
Exposant des griefs aisément généralisables aux gouvernements de gauche qui ont récemment dirigé l’Amérique latine, les femmes ne sont pas tendres avec les politiques productivistes menées par Lula puis Dilma Rousseff jusqu’en 2016. « Apprenons à penser hors de l’ordre de l’agro-industrie, de l’extractivisme pétrolier et minéralier, de la confiscation de l’eau, poursuit-elle. L’heure est venue pour nous de vomir tout ça ! » Il y a aussi l’éducation. « On voit les autorités laisser s’implanter de plus en plus d’universités privées qui n’ont aucunement la préoccupation d’adapter leur enseignement aux réalités locales. Elles sont là pour former des étudiants selon les besoins des multinationales qui s’implantent ici, soulève Lívia Arrelias, psychologue à Santarém, important port céréalier exportateur de l’Amazone. Et ce sont les femmes, qui se sont regroupées avec leurs pirogues, qui ont empêché jusqu’ici la construction d’un nouveau port. »
Dans l’État de l’Acre, frontalier de la Bolivie, la sociologue Jaycelene Brasil se félicite de l’existence d’un secrétariat des Droits humains, où elle exerce. Et la réflexion commune va encore plus loin. « Nous, femmes noires, devons nous justifier en permanence de la place que nous avons acquise dans la société. Et le plus pesant est d’avoir encore à nous battre pour que des féministes blanches nous respectent ! » Elle invite ses compagnes à une « afrobétisation » de la société. « On voit encore le chemin à parcourir pour gagner le respect, souligne Mônica Brito, à la pointe de la lutte contre l’énorme barrage de Belo Monte sur le fleuve Xingu. Réveillons-nous, menons une politique de femmes noires ! »
Contraste éclairant, le lendemain, à l’occasion du lancement d’un recueil d’analyses sur les limites des gouvernements latinos de gauche pendant la décennie 2000 (voir ici). Presque tous les intervenants sont des hommes, et le décorticage qu’ils font de cette fin de cycle résonne comme un _mea culpa lorsqu’ils reconnaissent que la grande nouveauté sociale de l’époque est l’émergence de puissants mouvements féministes. « La Marche mondiale des femmes est la seule capable d’entrelacer les luttes sociales et pour la dépénalisation de l’avortement au combat contre les mesures néolibérales », admet le sociologue argentin Emilio Taddei. Dans un langage que ne renieraient pas les têtes masculines chenues, la psychologue brésilienne Fátima Froes l’affirme : « Nous avons longtemps prêché que la défaite du capitalisme entraînerait celle du patriarcat. Je pense que c’est le contraire qui va se produire. Car la femme, dominée et possédée, reste la base d’un capitalisme primitif. »