Grèce : Quand la pauvreté remplit les asiles
Alors que l’austérité a conduit à fermer plusieurs centres psychiatriques, ceux qui subsistent internent de plus en plus de pauvres en état d’abandon, faute de moyens et de services sociaux.
dans l’hebdo N° 1493 Acheter ce numéro
Il fait nuit, et le silence règne à l’hôpital psychiatrique de Daphni, à la sortie de la ville d’Athènes. Les bâtiments ne sont pas très grands. Ils ressemblent à des casernes militaires et s’étalent sur plusieurs hectares. Le silence, presque gênant, paraît une chape. Et puis au loin, on perçoit une petite musique. « C’est l’heure du salon, explique Hiraclis Gotsis, infirmier psychiatrique et syndicaliste. Après le repas du soir, les patients peuvent, si leur condition physique le permet, aller écouter de la musique ensemble avant d’aller se coucher. » Dans la salle à manger sont disposées des tables autour desquelles on peut s’asseoir à six. Tout est extrêmement propre. Et malgré l’heure avancée, la femme de ménage passe pour vider une dernière fois les poubelles. Mme Martha, la cantinière, attend patiemment qu’un jeune, arrivé il y a quelques jours, finisse son assiette. « Prends ton temps, petit », lui dit-elle alors qu’il lève vers elle des yeux presque apeurés. Et il le prend. Consciencieusement, il racle les derniers morceaux de courgettes, la sauce, prend un bout de pain, le met dans sa poche et quitte la salle, après avoir donné son plat vide à Martha, mais sans dire un mot. « Il vient d’arriver, il ne s’est pas encore acclimaté, expliquent deux infirmiers qui font aussi office de cantiniers, mais cela va venir. » En Grèce, il n’existe pas d’aides-soignants. Les infirmiers en milieu psychiatrique font tout : distribution de médicaments, soins particuliers, toilettes, douches, repas.
On se trouve dans le bloc n° 10 de Daphni. On redoutait, derrière ces murs, des malades enchaînés contre leur volonté, un personnel sans compassion éreinté par des horaires à rallonge… « Un bloc qui était encore en 2015 connu pour ses terribles conditions de séjour », explique la journaliste spécialiste de la question Dany Vergou, du Journal des rédacteurs. À l’époque, à quelques exceptions près, la répression était le seul traitement proposé. « Beaucoup de malades étaient attachés ou avaient un traitement qui les abrutissait », lâche un soignant sous couvert anonymat.
L’histoire de Leros, dans l’archipel du Dodécanèse, est symptomatique de cette évolution. Son asile, l’un des plus important de Grèce, couvre les îles du sud-est de la mer Égée. Son directeur, le psychiatre Yiannis Loukas, parle d’un héritage maudit. « Les bâtiments militaires laissés par la domination italienne, jusqu’en 1947, ont été utilisés au fil des décennies pour héberger des gens qui vivaient en marge de la société. » Puis arrivent, à la fin des années 1950, des milliers de patients psychiatriques de tout le pays. « Rien n’était prévu pour eux médicalement. Ils étaient juste parqués là, nus, sans traitement. On les lavait au jet, on leur jetait la nourriture. Personne ne leur parlait. »
À la fin des années 1980, un groupe de médecins, dont Yiannis Loukas, alertent l’opinion mondiale pour mettre fin à ce calvaire. Aujourd’hui, Leros accueille les malades du Dodécanèse, seuls 280 patients y sont soignés, « et plus personne n’est attaché. Les portes sont ouvertes ». Rattachés à la structure, 13 appartements accueillent en ville des malades qui y mènent une vie normale. Les patients sont respectés et soignés avec du personnel pour les suivre au quotidien. « En Grèce, l’appréhension de la maladie mentale a changé du tout au tout depuis l’arrivée de Syriza au pouvoir, se félicite le psychiatre Stelios Stylianidis. Désormais, on parle de traitement et non plus seulement d’enfermement, et les gens sans ressources peuvent être soignés. »
Mais, alors que la psychiatrie grecque a changé de siècle, la voilà gravement menacée par l’austérité. Sous le régime des conservateurs, Adonis Géorgiadis, ministre de la Santé ouvertement d’extrême droite, avait pour unique préoccupation de fermer les asiles tels que Daphni, car les créanciers du pays l’exigeaient. « On était en confrontation permanente, se souvient Hiraclis Gotsis. Le ministre se cachait derrière la tendance générale en Europe, qui consistait à fermer les grands asiles pour ouvrir de petites infrastructures plus humaines, une approche juste. Sauf que lui n’a pris en compte que la première partie du plan. Et comme rien n’a été prévu pour les malades renvoyés chez eux, ils reviennent en asile, puis repartent… On les appelle les malades tourniquets. »
Et si l’équipe au pouvoir a changé, l’austérité est toujours de mise et les moyens sont plus que limités. Depuis le début de la crise, le budget de la Santé a été réduit d’un tiers et celui concernant la santé psychiatrique publique a chuté de près de la moitié. De quoi remettre en cause tous les récents acquis. « Aucune embauche stable n’est intervenue depuis 2010, souligne Hiraclis Gotsis. C’est très dur, tout se fait mais sous une pression énorme. Le manque de personnel est terrible : ici, on accueille entre 40 et 50 patients avec seulement deux soignants. 40 % des postes sont vacants, et plus de 50 % pour les médecins psychiatres. On n’a qu’un seul généraliste une unique ambulance. Et des salaires qui ont chuté de 30 à 40 %. »
À titre d’exemple, un infirmier psychiatrique touche 700 euros par mois. Hiraclis, après vingt-cinq ans d’ancienneté, reçoit 1 100 euros, soit le salaire d’un médecin débutant. « Une petite unité de soins psychiatriques ou des appartements où les patients peuvent vivre près de leur famille et de leur travail, ça coûte de l’argent. Il faut des fonds pour soutenir cette voie thérapeutique, mais personne ne nous écoute », lâche le psychiatre Yiannis Loukas, à Leros.
Le secrétaire général à la Santé, Yorgos Yannopoulos, n’en claironne pas moins que la Grèce aurait le plus faible taux de maladies psychiatriques de la zone Euro, notamment en matière de suicides, se gardant d’expliquer comment vont être soignés les malades qui sont renvoyés chez eux, car 5 des 8 centres psychiatriques du pays ont fermé dans le cadre « de la rationalisation des dépenses de la santé » imposée par les créanciers du pays. Aujourd’hui, il n’existe que deux asiles, Daphni et Dromokaitio, pour les besoins de la population de la capitale et de sa région, soit 850 lits pour 4,5 millions d’habitants, auxquels s’ajoutent 60 petites unités dispersées dans la ville. Et pour tout le nord de la Grèce, on ne compte qu’un seul établissement, à Thessalonique.
Pourtant, les besoins augmentent du fait de la paupérisation de la population. « Les pauvres sont un groupe à risque, explique Stelios Stylianidis, car la pauvreté mène à l’exclusion sociale, qui favorise les troubles mentaux. » Et en dépit des allégations de Yorgos Yannopoulos, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 35 % d’augmentation du taux de suicides depuis le début de la crise, et une proportion de dépressions qui a quadruplé alors que le taux le chômage atteint 29 %. Plus inquiétant, comme il n’y a pas d’unités psychiatriques dans la plupart des départements, l’internement forcé fait office de pis-aller. Stelios Stylianidis parle même « de juges qui font office d’assistants sociaux, pour trouver des lits dans les asiles. Car sans mesure d’internement forcé, pas de lit… »
À titre comparatif, les internements forcés représentent en France environ 11 % des admissions en hôpital psychiatrique. Au Portugal, pays en crise économique, c’est 3,8 %. En Grèce ce chiffre atteint… 65 à 70 %. Athènes a été condamnée à deux reprises par la Cour européenne des droits de l’homme pour non-respect de sa propre législation en matière d’hospitalisation sous contrainte.
De fait, durant les quelques heures de notre passage à l’hôpital de Daphni, sur les onze admissions enregistrées, sept personnes étaient non volontaires. Deux policiers les conduisaient, certaines menottées, sans leurs lacets mais avec leurs effets personnels, et toujours avec humanité – c’est suffisamment rare au sein de la police grecque pour être souligné.
Des internements forcés que ne fustige guère un Hiraclis Gotsis, à la voix peinée. « Car avec la crise, les gens qu’on amène ici sont des abandonnés en puissance. Ici, ils auront un lit et un plat chaud. Avant, la famille suppléait à l’État social, qui n’a jamais existé. Aujourd’hui, la famille est éclatée, détruite par la crise. Elle ne peut plus supporter ce poids. Dans le privé, une journée en psychiatrie coûte 300 euros ! »
Le tableau de ceux qui consultent, environ mille patients par mois, n’est pas meilleur. « On voit arriver de plus en plus de jeunes en dépression, souligne une psychiatre qui souhaite garder l’anonymat. Sans travail, ne pouvant faire face à leurs obligations et sans personne pour les soutenir, ils ne voient qu’une impasse et pensent au suicide. » Ne reste que des traitements médicamenteux, parfois très lourds. « Le pire, ajoute Hiraclis Gotsis, c’est qu’on ne peut pas prendre plus de deux semaines de vacances, faute de personnel. Et pour la même raison depuis le début de la crise, les malades ne sortent plus de l’asile. Avant, ils partaient une semaine avec des soignants. Maintenant, c’est fini, et on trouve ça normal. C’est terrible pour eux, et pour nous qui ne pouvons rien faire… »