Juger le viol
En dépit d’une dénonciation sociale toujours plus importante, seule une infime part des agressions sexuelles est portée devant les juridictions criminelles.
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Chaque année en France, plus de 100 000 personnes sont victimes de viol ou de tentative de viol, selon un récent rapport de l’Assemblée nationale. Des chiffres qui restent stables. Tout comme la part de viols portés à la connaissance de la justice. Seulement 9 % des victimes porteraient plainte. Et moins de 15 % de ces 9 % aboutissent à un procès en Cour d’assises. Un décalage qui interroge.
« Ces chiffres s’accordent mal avec la condamnation sociale toujours plus importante des violences sexuelles », relève la sociologue Véronique Le Goaziou. Cette chercheuse s’est penchée avec son équipe sur le traitement judiciaire de quelque 400 dossiers de plaintes pour viol dans quatre juridictions [1]. Elle a constaté que, sur l’ensemble des plaintes déposées, les deux tiers sont classées. Le motif principal ? « Infraction insuffisamment caractérisée. » En d’autres termes, la justice estime ne pas avoir assez d’éléments pour poursuivre l’agresseur présumé. « Certaines infractions sont plus difficiles que d’autres à établir, note la sociologue, et le viol en fait partie. »
Pour établir ce crime, défini par le code pénal comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise », il faut à la fois prouver la pénétration, l’absence de consentement et la connaissance, par l’auteur, de cette absence de consentement, rappelle Florent Boitard, délégué de l’Union syndicale des magistrats et vice-procureur au tribunal de grande instance de Marseille. Or, les éléments de preuve peuvent être très difficiles à recueillir. « Dans certains cas, la plainte est déposée des années après les faits, explique-t-il. Il est dès lors très compliqué de rassembler des preuves matérielles et, parfois, nous n’avons pas d’autres éléments que le récit de la victime. »
Dans de nombreux dossiers classés examinés par Véronique Le Goaziou, les victimes n’ont pas pu donner un récit suffisamment élaboré pour que la justice puisse enquêter. « Sous l’emprise de l’alcool ou de drogues au moment des faits, certaines victimes n’ont que des réminiscences. D’autres, en grande difficulté psychologique, fournissent un récit confus », précise-t-elle.
La question du consentement reste centrale dans la procédure. « Cette notion ne fait plus partie de la définition légale du viol, rappelle la sociologue. On parle de “surprise”, “menace”, “contrainte” ou “violence”. Mais, derrière ces termes, c’est toujours le consentement de la victime que l’on questionne. » Sur ce sujet en particulier, la question des preuves est délicate. « S’il y a eu violences, on peut en trouver des traces lors de l’examen médical, à condition qu’il soit fait rapidement, poursuit-elle. Mais, même si l’imaginaire collectif relie toujours le viol à des coups et à une contrainte physique, on sait que l’emprise passe par bien d’autres biais et que le refus de la victime peut s’exprimer par une paralysie, une sidération psychique. » Or, en l’absence de témoins et de preuves matérielles, si l’accusé nie les faits, comment attester de la « contrainte », de la « menace » ou de la « surprise » ? À parole contre parole, en vertu de la présomption d’innocence, le doute profite toujours à l’accusé.
« Pour établir le viol, les enquêteurs vont chercher des éléments de contexte, interroger des témoins qui ont pu voir la victime et/ou l’auteur présumé avant ou après les faits, détaille Florent Boitard. Ils vont également s’appuyer sur le vécu de la victime et se pencher sur les détails de son récit. » « On va comparer la cohérence du discours de la victime avec les déclarations de l’auteur présumé, ajoute Lionel Delille, maréchal des logis/chef et vice-président de l’association Gendarmes et Citoyens. Parfois, celui-ci se contredit ou tient des propos ambigus, ce qui nous laisse penser qu’il n’est pas tout à fait sincère. » L’enjeu : rassembler suffisamment d’éléments pour « emporter la conviction ».
« Les enquêteurs qui cherchent vraiment des preuves peuvent en trouver, assène Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol, qui assure une permanence téléphonique nationale pour les victimes de violences sexuelles [2]. Trop souvent, les enquêtes ne vont pas jusque-là. » Pour la militante, l’ampleur des classements sans suite s’explique notamment par l’indigence d’investigations trop vite abandonnées. « Les policiers et les gendarmes sont débordés. Ils n’accordent pas le temps nécessaire à ce type d’affaires. » D’autant que certains préjugés sur le consentement persistent, selon l’avocate Lisa Laonet : « Il y a toujours une suspicion très forte à l’égard des dénonciations de viol », souligne-t-elle en se référant à un dossier : « La plainte pour viol conjugal a tout d’abord été classée sans suite. Il était noté que monsieur avait peut-être été “un peu insistant” mais que le viol n’était pas établi. La victime s’est constituée partie civile pour poursuivre elle-même son agresseur, et son affaire a finalement été jugée. »
Ces dernières années, de nombreuses mesures ont été pourtant été adoptées pour la prise en charge des victimes de violences sexuelles dans les commissariats et les gendarmeries. « Il existe un protocole établi entre procureurs, commissariats ou gendarmeries et hôpitaux, rappelle Florent Boitard. Quand une victime se présente pour porter plainte, l’agent d’accueil doit la diriger immédiatement vers un enquêteur formé. »
« Pour interroger ces victimes, nous nous appuyons sur un questionnaire précis, ajoute Lionel Delille. Et nous prenons des précautions. On explique qu’on va leur poser des questions qui peuvent être difficiles, intimes, qu’il ne s’agit pas de mettre leur parole en doute mais de comprendre ce qui s’est passé. »
Si chacun s’accorde à reconnaître une meilleure formation des forces de l’ordre, des progrès restent à faire pour assurer un même traitement des affaires sur l’ensemble du territoire. Véronique Le Goaziou a ainsi noté une forte disparité dans les enquêtes menées avant les classements sans suite : « Cela crée une grande inégalité entre les justiciables. »
Parmi les plaintes poursuivies, rares sont celles qui seront jugées devant une cour d’assises. Nombre d’entre elles seront examinées par le tribunal correctionnel, chargé des délits. Cette « correctionnalisation » est dénoncée par les organisations féministes, qui y voient la banalisation d’un crime trop rarement reconnu comme tel. « Ce phénomène est complexe, nuance Véronique Le Goaziou. Certaines plaintes enregistrées pour viol sont requalifiées en agression sexuelle au cours de la procédure, car les éléments sont insuffisants pour prouver le viol, même s’ils indiquent bien une agression. » Au lieu de prendre le risque d’un acquittement, la justice change la qualification. « Ça ne veut pas dire que le viol n’a pas eu lieu, mais la justice considère qu’elle ne dispose pas des éléments pour l’établir », souligne la sociologue.
Quoi qu’il en soit, pour Lisa Laonet, ces correctionnalisations témoignent aussi d’un déni de la gravité des faits. « Une de mes clientes a subi plusieurs viols au cours d’une soirée. L’auteur des faits a été retrouvé, il a reconnu les faits… Et pourtant l’affaire a été correctionnalisée ! » Dans ce dossier, la victime était ivre. Son avocate y voit l’origine de la déqualification de l’affaire. « Certains préjugés sont bien ancrés, notamment cette vision de la “bonne” victime. »
Quand l’affaire n’est pas déqualifiée au cours de la procédure, elle peut être correctionnalisée à l’issue de l’instruction. « Face au nombre croissant d’affaires de viol, la justice n’a pas les moyens de poursuivre tous les auteurs devant une cour d’assises. Les affaires qui y sont envoyées sont donc celles qui paraissent les plus susceptibles d’aboutir à une condamnation », note Véronique Le Goaziou. C’est une manière de désengorger les juridictions criminelles et d’assurer un procès dans un délai raisonnable.
« Bien sûr, nous préférerions que toutes ces affaires soient jugées aux assises, mais, à cause du manque de moyens, cela peut prendre des années », soupire Florent Boitard, qui rappelle que cette correctionnalisation ne peut se faire sans l’accord de la victime. « Mais la victime est mise dans une situation impossible !, s’agace Lisa Laonet. Elle peut donner son accord pour accélérer la procédure. Mais, ce faisant, elle accepte une peine moindre pour l’agresseur. » Pour l’avocate, si des progrès ont été accomplis, le traitement judiciaire des viols n’est pas à la hauteur. « L’évolution des mentalités prend du temps. Mais on peut l’accélérer en donnant à la justice les moyens nécessaires pour porter ce changement.
[1] Les Viols dans la chaîne pénale, Véronique Le Goaziou, Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux, décembre 2016.
[2] Viols Femmes Informations, 0 800 05 95 95, gratuit et anonyme, du lundi au vendredi, de 10 h à 19 h.
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