La justice bientôt sans défense ?
Un projet de loi réformant le système judiciaire sera présenté le 20 avril en Conseil des ministres. Il s’est attiré la colère de tous les acteurs de ce pilier de la démocratie, qui manifestent le 30 mars.
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Les « chantiers de la justice ». Tel est le nom avancé par la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, le 6 octobre dernier, pour qualifier le chemin à parcourir jusqu’à son projet de loi. Cinq mois après, les avocats, magistrats et greffiers constatent que l’outil privilégié par la ministre pour mener à bien ses travaux est le marteau-piqueur.
Au menu : « transformation numérique », « simplification » des procédures civile et pénale, « adaptation » du réseau des juridictions et « efficacité » des peines. Derrière ce lexique choisi, le Conseil national des barreaux (CNB) perçoit « un projet dicté par une vision purement gestionnaire, au mépris des droits fondamentaux ». La Conférence des bâtonniers, elle, dénonce « une réforme financière et technocratique, éloignée des besoins du citoyen ».
Les professionnels de la justice multiplient les alertes depuis un mois pour tenter de se faire entendre, sans pour l’instant être parvenus à gagner l’intérêt d’une opinion publique noyée sous les réformes. Le 15 février, une pétition était signée par une large union syndicale [1] ; le 21 mars, des centaines d’avocats répondaient à l’appel du CNB pour une journée « Justice morte » ; et, le 30 mars, une manifestation nationale est prévue.
« Je pense que la colère des avocats est beaucoup nourrie de la méthode employée par le gouvernement », nous confie Christiane Féral-Schuhl, présidente du CNB et avocate au barreau de Paris. Le 19 octobre, les magistrats, avocats et greffiers reçoivent trois questionnaires sur les cinq « piliers » des chantiers de la justice. Ils s’inscrivent dans la « consultation de terrain » promue par la ministre, et sont à retourner huit semaines plus tard, le 15 décembre. « Les questionnaires envoyés aux juridictions étaient très orientés, dans un temps réduit qui ne permettait pas aux professionnels de répondre de manière détaillée. Ce n’était pas sérieux », explique Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. Néanmoins, les professionnels de la justice s’exécutent. Et, fin décembre, plus de cinquante juridictions adoptent des motions de défiance. Le 15 janvier, ni Emmanuel Macron, lors de son audience solennelle devant la Cour de cassation, ni Nicole Belloubet, lors de ses vœux de rentrée, ne feront référence à ces motions.
À partir de cette date, les premiers rapports sur les chantiers sont distribués. Plusieurs organisations syndicales commencent à alerter sur les dangers qu’ils représentent. « Nous avons répondu, avec un document très élaboré, à toutes les propositions. Il y avait des points bloquants à renvoyer en commission de travail pour harmoniser nos positions, d’autres à discuter avec la Chancellerie », commente Christiane Féral-Schuhl. « C’était un processus de concertation. J’ai eu le sentiment d’avoir enfin des interlocuteurs dans le cadre d’un échange », poursuit-elle. Et puis les couacs s’enchaînent.
Début mars, la ministre annonce que le texte sera soumis aux professionnels à partir du 7, avec des rencontres prévues le 16 mars… soit après la lecture décisive du Conseil d’État. Tout le monde comprend que la concertation était de pure façade. Mais le pire est à venir. Le projet de loi est finalement distribué le 9 mars. C’est la douche froide. « Nous constatons d’abord l’absence générale de nos appréciations. Mais aussi que le gouvernement souhaite procéder par ordonnances. Or, nous n’avions aucun indice d’une telle décision. Cette méthode, je la regrette vraiment. Elle est brutale et anxiogène », reprend la présidente du CNB.
« Nous avons travaillé d’arrache-pied pour faire des propositions ! Nous avons l’impression que pas une ligne de ce que nous avions suggéré n’a été lue », lance Pascale Taelman, bâtonnier du Val-de-Marne et membre du Syndicat des avocats de France (SAF).
« Nous sommes prêts à une évolution. Mais pas par voie d’ordonnances. Il n’y a aucune urgence légitime à procéder de cette façon. Nous refusons que l’on se moque de la justice », proteste l’ancien bâtonnier de Marseille, Geneviève Maillet. Car il y a certaines modifications de taille dans ce projet de loi, notamment dans les procédures civiles. De nombreux avocats contestent un phénomène de « privatisation ». Qu’en est-il ? Dès le deuxième article du texte, que Politis a pu consulter, il est expliqué que, pour les litiges entre deux particuliers, l’utilisation de médiations en ligne serait généralisée. Or, les plateformes payantes de ce type appartiennent à des entreprises privées. La résolution du litige serait assurée non pas par un juge (qui, dans le cadre d’une procédure au tribunal, écoute séparément puis ensemble les deux parties), mais par un « traitement algorithmique », dit le texte. Une éviction du magistrat qui discrimine aussi les citoyens précaires. « Concrètement, c’est comme si on obligeait une personne malade à se soigner en se connectant à un site Internet payant, au lieu d’aller directement chez le médecin ou à l’hôpital », commente François-Xavier Berger, avocat au barreau de l’Aveyron.
Pour les contentieux liés aux pensions alimentaires, le recours au juge, là encore, n’est pas la voie préférée par le projet de loi. « Lorsqu’un couple se sépare, poursuit l’avocat, si l’un refuse de payer la pension due ou s’il y a des problèmes de montant, le dossier serait réglé soit par un organisme désigné par l’État (comme la Caisse d’allocations familiales), soit par un notaire ou un huissier. » Or, ce que craignent les avocats, c’est que la CAF dispose de barèmes fixes, qui ne permettent pas de s’adapter à chaque situation.
Il en va de même pour certains litiges familiaux, pour lesquels les notaires pourront avoir un rôle prépondérant. « En tant qu’avocats, nous nous inquiétons du coût de ces procédures pour nos clients : les notaires coûtent cher. C’est une privatisation de pans entiers de la justice », constate Mélanie Trouvé, avocate au barreau du Val-de-Marne et membre du Syndicat des avocats de France (SAF). « Il n’y aura plus de contact physique entre les couples en instance de séparation et le magistrat. C’est très grave : l’acte de juger bascule vers des acteurs qui n’ont pas matière à juger », renchérit François-Xavier Berger.
C’est donc le quotidien des justiciables qui risque d’être touché. Comme avec la volonté de fusionner les tribunaux d’instance avec ceux de grande instance. Les premiers sont en effet réputés pour leur proximité avec le citoyen, qui s’y rend notamment pour des litiges liés à la précarité, comme les expulsions locatives ou les crédits à la consommation.
À l’instar du civil, le volet pénal souffre de cette volonté d’écarter les magistrats. C’est notamment le cas pour certaines procédures dans les cours d’appel, où le nombre de juges passerait de trois à un.Les griefs se concentrent surtout sur les mesures dérogatoires permises dans le cadre des enquêtes de police et du parquet. Le Syndicat de la magistrature dénonce des mesures qui seraient inspirées par le ministère de l’Intérieur, à savoir la possibilité de ne pas être présenté devant un magistrat pour une prolongation de garde à vue, ou la banalisation des écoutes téléphoniques, de la géolocalisation, des perquisitions et des captations de données. Autant de points que les magistrats avaient pu écarter lors de la loi sur le renseignement en 2015.
La présidente du CNB explique : « Nous nous étions battus pour introduire le contrôle du juge des libertés dans toutes les techniques spéciales d’enquête. Et, là, nous retrouvons tout ce qui avait été écarté de la loi renseignement. Nous avons le sentiment d’un texte qui répond aux demandes des forces de police et du Parquet, sans garantie des droits de la défense. Sur ce point, le projet de loi fait voiture-balai, en récupérant ce que la justice avait refusé d’intégrer. »
Pour Katia Dubreuil, cela souligne l’effacement du ministère de la Justice : « Depuis des années, nous connaissions des arbitrages entre la Justice et l’Intérieur, souvent au détriment de la première. Mais, au moins, il était question de défense des garanties dans la procédure pénale pour qu’un équilibre demeure entre la protection des libertés et la possibilité de mener des enquêtes. Là, nous avons un ministère de la Justice qui laisse entrer dans le projet de loi un nombre de mesures très répressives. C’est assez inédit. »
Actuellement, lorsqu’une victime porte plainte auprès du procureur de la République et qu’elle n’obtient pas de réponse au bout de trois mois, elle peut saisir un juge d’instruction. Ce délai passerait à six mois. Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, critique ici un raisonnement erroné : « Le gouvernement considère que trois mois ne sont pas suffisants, car les procédures sont complexes. Donc il multiplie le délai par deux, pensant que ce sera plus confortable. Mais le texte initial est bon ! Il faut juste donner les moyens nécessaires au procureur pour qu’il puisse mener plus rapidement son enquête ! »
Plus de moyens, c’est bien ce que la justice réclame depuis longtemps. Dans l’Union européenne, la France se situe au 23e rang sur 28 pour ce qui est du pourcentage du PIB consacré à la justice [2]. « Le gouvernement prend le risque d’un courant d’air qui pourrait balayer ce que la justice a mis deux cents ans à construire », estime Christophe Bass, avocat à Marseille. Quoiqu’ils appartiennent à des organisations aux sensibilités politiques différentes, les acteurs de la justice lancent un cri d’alerte univoque. La garde des Sceaux pourra-t-elle longtemps y rester sourde ?
[1] « Pour une justice de qualité », pétition signée par : CGT des chancelleries et services judiciaires, CFDT Interco Justice, Syndicat des greffiers de France-FO, Unsa Services judiciaires, Syndicat des avocats de France, Fédération des Unions de jeunes avocats, Conférence des bâtonniers, Union syndicale des magistrats et Syndicat de la magistrature.
[2] « Tableau de bord de la justice 2016 », rapport de la Commission européenne, avril 2016.