« La Prière », de Cédric Kahn : Trouver sa propre voix
Dans La Prière, Cédric Kahn met en scène un jeune homme en souffrance intégrant une communauté afin de se déprendre de la drogue.
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D’emblée il nous regarde. Assis dans une voiture, le personnage principal de La Prière, Thomas (Anthony Bajon), fait un long regard caméra, alors qu’il est secoué par les cahots provoqués par la route. Tout comme il est ballotté par la vie. Bouille ronde et meurtrie, Thomas a le regard un peu perdu et buté de celui qui ne croit en aucun changement possible et pense sa souffrance comme une fatalité.
Consommateur d’héroïne, Thomas, 22 ans, est accueilli dans un foyer destiné à le détourner de la drogue. Au programme : prières, travail et sevrage. La communauté, isolée dans un magnifique coin perdu de la campagne iséroise entourée de montagnes, naguère fondée par sœur Myriam (Hanna Schygulla), a ceci de rebutant qu’elle isole et impose ses règles drastiques. Mais, en même temps, elle offre à Thomas ce qu’il n’a jamais connu : de l’attention et de la chaleur.
Thomas peine à se conformer au mode de vie qui lui est imposé, à cette atmosphère de compréhension mutuelle qui lui paraît artificielle et aux privations de ses addictions. Il se rebelle rapidement. Chipe une cigarette et se réfugie pour fumer dans un poulailler. Se heurte à ses camarades, devient violent et craque. Dans le village voisin où il s’est réfugié, il rencontre une jeune fille, Sybille (Louise Grinberg), qui le convainc de retourner au foyer, car c’est la seule solution pour qu’il puisse sortir de sa dépendance.
Dès lors, les étapes du parcours de Thomas sont presque balisées, et Cédric Kahn, en cinéaste expérimenté, assume ce scénario sans grande surprise : l’intégration du jeune homme dans la communauté, la transmission de son expérience à un nouveau venu réfractaire, l’épreuve qui le pousse vers la foi et, enfin, le doute.
Mais La Prière dépasse, et de loin, cette seule dimension de réinsertion sociale à connotation spiritualiste. Le cinéaste a en effet réussi à saisir ce qui, sur le papier, ne constitue qu’une promesse et ne peut prendre vie qu’au tournage : une utopie en actes et un bouleversement intime. Le film atteint une charge émotionnelle époustouflante à la faveur de ces deux miracles cinématographiques, qui ont moins trait au religieux qu’à un certain état de grâce auquel Cédric Kahn n’est évidemment pas étranger – même si la seule volonté n’est pas suffisante pour l’instaurer sur un plateau.
L’utopie, c’est la communauté au quotidien. Ces garçons cabossés par la vie s’écoutent, se respectent et s’entraident. Leur existence est austère – leur plus grande distraction est le chant –, mais ils partagent pleinement ce sentiment rare qu’est la fraternité. On songe à l’atmosphère qui règne entre les personnages des Onze Fioretti de François -d’Assise, le film de Roberto Rossellini. Certes, la communauté s’appuie sur la foi et la prière, mais celles-ci apparaissent moins comme une bouée de sauvetage que comme un moyen d’entrer en soi-même, et aussi de faire corps.
Cédric Kahn évite la niaiserie et n’emprunte pas le chemin du conte. La scène entre Thomas et sœur Myriam, une « bienfaitrice » toute en cruauté mielleuse comme seules les sœurs savent l’être, l’indique. La communauté d’amitié que forment ces garçons est une utopie réaliste, foncièrement humaine. C’est un mode de société possible, accessible, alors que la pseudo-« bienveillance » qu’on nous serine depuis quelques mois respire l’hypocrisie et la brutalité.
Au sein de cet espace de bien-être, Thomas se ressource. En même temps qu’il se déprend de ce qui l’encombre, il retrouve la liberté de l’enfant qui est en lui. Pour interpréter un tel rôle, Anthony Bajon, récompensé à Berlin, est le comédien idéal, encore empreint de juvénilité et déjà d’une maturité de jeu extraordinaire. Ne pas se fier à l’affiche un peu trompeuse du film, où Thomas apparaît en chasuble : on n’assiste pas à la vocation du personnage. Mais à bien plus émouvant : sa révolution intérieure. Voilà un mouvement on ne peut plus invisible. Pourtant, La Prière nous le montre. Et c’est renversant.
La Prière, Cédric Kahn, 1 h 47.