« Mektoub my love : canto uno », d’Abdellatif Kechiche : Sous le soleil exactement
Dans Mektoub my love : canto uno, Abdellatif Kechiche filme en immersion un groupe de jeunes pendant l’été 1994.
dans l’hebdo N° 1494 Acheter ce numéro
Cinq ans ont passé depuis La Vie d’Adèle. Suffisamment de temps pour que l’impatience de découvrir le nouveau film d’Abdellatif Kechiche soit réelle. D’autant que Mektoub my love : canto uno a fait sensation à la dernière Mostra de Venise. Pour une raison évidente : on ne peut nier la forte singularité de ce qui s’annonce comme le premier volet d’un triptyque. Ce film résulte d’un geste audacieux, radicalisant ce que le cinéaste a fait précédemment, sans effacer pour autant ce que son œuvre a de problématique.
Nous sommes en 1994, à Sète, la ville du cinéaste. Amin (Shaïn Boumedine) revient de Paris pour l’été, où il s’essaie à l’écriture de scénarios – ce qui laisse à penser que ce personnage emprunte beaucoup au cinéaste lui-même. C’est un très beau garçon, que Kechiche met immédiatement en position de voyeur : passant à côté de la maison d’une amie d’enfance, Ophélie (Ophélie Bau), il voit par la fenêtre celle-ci faire l’amour avec son cousin, Tony (Salim Kechiouche). Début très sexuel de Mektoub my love, mais ce seront les seules scènes de ce type, même si le film se déroule dans son intégralité avec des jeunes, dans un parfum de flirt permanent.
On pourrait dire que le film est posé dès la séquence suivante. Amin et Tony draguent sur la plage deux filles en vacances. Tony est entreprenant et parvient rapidement à ses fins avec Charlotte (Alexia Chardard). Tandis qu’Amin est beaucoup plus timide, même si ses regards vers Cécile (Lou Luttiau) trahissent son attirance. Rien, par la suite, ne viendra bouleverser ces deux situations initiales, qui ne seront modulées que par quelques petits faits : Cécile séduite par un autre garçon ; Charlotte revenant cruellement de ses illusions à propos de Tony ; l’amitié entre Amin et Ophélie toujours sur le fil d’un désir muet…
Pas de grands mouvements narratifs ni de tension dramaturgique. Pas davantage de caractérisation sociologique, hors ces données de base : Ophélie aide à la ferme paternelle, la famille des deux cousins tient un restaurant, Charlotte et Cécile sont inscrites en école de commerce pour l’une, de danse pour l’autre. On se souvient, dans La Vie d’Adèle, des scènes assez maladroites d’antagonisme social entre Adèle et les parents intellos de son amoureuse. Rien de tel ici. Rien des préoccupations existentielles de ces jeunes adultes, ni de la manière dont ils se projettent dans l’avenir. Plus exactement, c’est par défaut qu’on peut en avoir une idée. Ainsi, en cours de film, arrive Camélia (Hafsia Herzi), la tante des deux cousins. Elle a une dizaine d’années de plus qu’eux, et vit en couple. Très vite, on s’aperçoit qu’elle partage la même insouciance, ne souhaitant guère être arrimée à un seul homme pour très longtemps. Or, cette tante-là est particulièrement appréciée de ses cadets – parce qu’elle leur ressemble.
À la manière d’un documentaire, la caméra d’Abdellatif Kechiche est en immersion – longue, presque 3 heures – parmi ces jeunes. Celle-ci capte avant tout les corps. Souvent dénudés, à la plage en maillot de bain, dorés par le soleil d’été, souples et sensuels. Le cinéaste a incontestablement une préférence pour les corps féminins, même si son filmage n’est pas toujours d’une élégance raffinée (cf. certains plans sur les fesses des filles). Ne nous mettrait-il pas à notre tour en position de voyeurs ? Mais il saisit aussi les regards, les expressions qui courent sur les visages, les émotions fugaces. Amin, bien qu’appartenant à cette communauté, se tient légèrement en retrait. Il est un regardeur plus qu’un voyeur. Il écrit des scénarios mais prend aussi des photos.
Comme dans tous les films d’Abdellatif Kechiche, Mektoub my love contient un morceau de bravoure. Le cadre n’en est pas une chambre (La Vie d’Adèle) ni un restaurant (La Graine et le Mulet), mais une boîte de nuit. Caméra à l’épaule, dont il use en permanence, le cinéaste ne perd rien de sa virtuosité de metteur en scène, aidé en cela par des comédiens convaincants, pour la plupart débutants. Cette longue séquence en boîte de nuit n’est pas tout à fait un exercice de style, mais elle est emblématique d’un film qui dilue son propos dans le mouvement de son écriture cinématographique. On songe à l’utopie de Flaubert : écrire un livre sur rien.
On n’en est pas là. Mektoub my love dit l’état d’une certaine jeunesse au milieu des années 1990. Pas du tout concernée par la société dans laquelle elle vit. Globalement heureuse en famille, et soudée. Cela dit, l’esthétique mise en œuvre prend d’autant plus de sens et souligne le type de regard que le cinéaste porte sur ces jeunes. Or, Abdellatif Kechiche multiplie les gros plans et efface tout contexte. Il ne joue pas davantage sur le hors-champ. On ne lui fera pas le procès de regarder ses personnages à partir d’une position de surplomb. Mais, en supprimant l’arrière-plan, en focalisant l’objectif sur eux à défaut de toute autre perspective, il les coupe du monde. Il ne fait intervenir aucun élément exogène. Comme s’il les purifiait du social. L’unique intrusion « étrangère », mais sa signification reste secondaire, émane de la bande-son où résonne étonnamment un morceau de Supertramp de 1974, au titre opposé à l’idée de vacances : « School ».
Abdellatif Kechiche préfère lier le matérialisme des corps à une dimension spirituelle. En exergue de son film, il a placé deux citations, du Coran et de la Bible, louant la lumière divine. Dans une séquence très démarquée du reste, Amin passe une nuit à photographier la naissance d’agneaux. Mais l’intention est trop appuyée pour que le ciel de Sète soit réellement habité.
Mektoub my love : canto uno, Abdellatif Kechiche, 2 h 55. En salle le 21 mars.