Notre-Dame-des-Landes : C’est maintenant que tout commence !

Élevage, artisanat, sauvegarde des espaces naturels… mais aussi une autre façon de vivre ensemble. Sur la ZAD, la résistance a fait émerger un véritable laboratoire écologique et social.

Patrick Piro  • 28 mars 2018 abonné·es
Notre-Dame-des-Landes : C’est maintenant que tout commence !
PHOTO : Une cabane aux « 100 Noms », l’un des lieux de vie de la ZAD.© Patrick Piro

La ZAD : dans l’image fabriquée au cours des ans par les pro-aéroport, le nom cingle comme une enclave de guérilleros. On y déambule pourtant dans une quiétude toute campagnarde, le long de prairies humides parsemées de hameaux, autour de bâtiments expropriés, fermes ou habitations, et des nouvelles « cabanes » en bois, dénomination conservée des cahutes pionnières de bric et de broc. Certaines sont de véritables petites maisons avec étage. Les plus importantes font office de locaux collectifs – cuisine, sanitaires, salles. Semées autour, les chambres privatives, « cabanes » une pièce ou souvent encore des caravanes. Sylvain s’est construit une jolie tourette en bardage : fan de grimpette, il a équipé l’une des parois en mur d’escalade.

Ça scie et ça cloue le long des haies, en ce début mars : autant de projets qui semblent se moquer du couperet d’une expulsion dès le 31 mars. Aux Vraies Rouges, sourire entendu d’une jeune femme qui s’active autour d’une épave automobile. « Ça fait des années qu’on vit avec cette menace. S’il fallait s’arrêter de vivre… » Des 200 à 300 habitants dispersés sur quelque 80 lieux, certains depuis plus de cinq ans, très peu ont plié bagage après l’abandon de l’aéroport. « Nous comptons bien défendre notre droit à vivre ici », explique-t-elle.

Ferme de Bellevue. Élevage, fromage, pain, construction en bois, c’est l’un des lieux emblématiques de la très active fourmilière de la ZAD. Amalia [1] est un peu pressée, elle restera deux heures. Une pelote de laine : on tire un fil, tout le reste vient. Sur la ZAD, chaque initiative se présente comme articulée aux précédentes, le tout dessinant l’architecture d’une « commune », au sens politique du terme.

Amalia se reconnaît boulangère, « sixième génération dans la transmission » depuis l’enseignement d’un paysan boulanger, au début. La ZAD est fière d’être autonome en pain. Une partie de la farine est moulue à Saint-Jean-du-Tertre, blé et sarrasin cultivés sur place. Pour le four, Bellevue consomme des fagots recueillis notamment sur les chantiers d’Abracadabois, l’un des projets phares des derniers mois – l’exploitation durable du bois d’épicéas de Rohan, principale ressource forestière du lieu. « Nous avons beaucoup échangé avec d’autres groupes pour comprendre la biologie végétale et l’entretien des parcelles, pour répondre à nos besoins tout en préservant l’équilibre de la forêt », explique Camille.

Rohan était à l’abandon. Abracadabois prélève les vieux arbres et favorise la pousse de feuillus pour sortir la forêt de son tropisme épicéa. Pour éviter de saigner la forêt en pistes de débardage, les fûts sont sortis à cheval, une pratique enseignée par un groupe ardéchois du Réseau des alternatives forestières (RAF). Une scierie mobile débite des planches pour la construction de nouvelles « cabanes ».

Pour l’essentiel, la ZAD est un bocage, et Abracadabois apporte un soin particulier à l’entretien de ses haies « pour les rendre à leur pleine vocation », indique Camille : source de bois de chauffe, refuge d’une myriade de petits animaux, coupe-vent des cultures, etc. En interrogeant les paysans âgés et les archives, les habitants ont entrepris de reconstituer des vergers : la région était propice aux arbres fruitiers, aujourd’hui presque disparus. « Ça paraît paradoxal, vu la précarité de notre situation, mais nous voyons à long terme, et cela fait des années qu’on envisage la suite », sourit Camille, convaincue que la vision des habitants et leur détermination, « porteuses de beaucoup de sens en ces temps de crise », leur donneront raison au bout du compte.

Amalia la boulangère est aussi très impliquée dans le collectif Sème ta ZAD, nébuleuse de projets agricoles et associés, dont la dynamique a été décisive pour l’ancrage de la « commune ». Tournesol, sarrasin, légumineuses et légumes, orge – pour la brasserie locale ! –, l’agriculture zadiste s’est installée sur 270 hectares expropriés et libres de baux. On répare, entretient et utilise collectivement un parc de vieilles machines données par des paysans. Une assemblée se réunit régulièrement pour évaluer qui cultive quoi et où, « histoire que tous ne se mettent pas à faire du tournesol en même temps », quelles parcelles seront attribuées au pâturage – vaches, brebis, chèvres – ou laissées en prairies à foin. Les rotations sont longues. Après cinq années en céréales, un champ sera rendu à la prairie sur une durée équivalente, voire double. « Nous ne cherchons pas à artificialiser les lieux plus qu’ils ne le sont, résume Coco, aux 100 Noms, un lieu de vie sur la ZAD. Nous aspirons à être le plus économes et le plus autonomes possible. » Jean-Marie Dréan, naturaliste qui a vécu un temps sur les lieux, est admiratif. « La cohésion du mouvement et sa profonde motivation permettent une protection remarquable du milieu, rarissime à ce niveau d’adhésion collective en France. »

Le bocage a été façonné par l’élevage et les moutons ont la cote sur la ZAD. Coco est l’un des cinq initiateurs d’un projet de troupeau-école destiné à former des éleveurs. Après quelques mois, ils conservent une partie des agnelles et transmettent le troupeau aux apprentis suivants. Un cheptel collectif d’une centaine d’ovins est aussi en cours de constitution « afin de changer le rapport au travail, parce que tout seul, c’est contraignant ». Les habitants se posent des questions. Déclarer le troupeau ? Pucer les animaux pour leur traçage ? La légalisation contre le « hors-cadre » revendiqué… Dans une quête d’autonomie sans cesse plus affirmée, le groupe réfléchit aussi à l’abattage local des bêtes.

L’aval de la « filière » s’organise déjà au Haut Fay. Dans cette ancienne ferme, qui abrite notamment une université populaire autogérée, un atelier de sérigraphie, un kiosque informatique, une fabrique de machine à laver à pédales et une forge, un petit groupe s’est lancé l’an dernier dans le tannage des peaux. Du mouton, de la vache, mais aussi des animaux sauvages tués sur les routes – sangliers, chevreuils, ragondins, rats, etc. –, « toute bête à poil qui nous tombe sous la main ! », s’anime Cali.

Les peaux sont traitées par des techniques douces traditionnelles « en déshérence aujourd’hui en France », souligne Antoine. L’écorçage des épicéas de Rohan fournit des tannins. En retour, Abracadabois aura besoin de licols et de selles pour le débardage à cheval. Formé en maroquinerie, Guillaume fabrique des sacoches, des étuis, et s’essaye aux chaussures. « Les éleveurs ont été dépossédés, réduits au rang de fournisseurs de carcasses pour l’agro-industrie. Ils ne récupèrent ni les peaux ni les os, sources d’engrais naturel. » Forgerons, ébénistes, tanneurs : l’artisanat zadiste s’est lui aussi regroupé en un collectif, dénommé Partisane, pour mutualiser les moyens. « Sans le poids de toutes les normes, et grâce à un très faible niveau de charges, nous pouvons vendre une peau pour 20 euros contre 150 euros sur le marché, tout en dégageant une petite marge », explique Cali.

L’économie, gros mot sur la ZAD, du moins dans son acception dominante. « À Sème ta ZAD, la rentabilité, on s’en fout. Pas de calculs, pourvu que ça s’équilibre globalement, assène Amalia. Et, jusqu’ici, tout va bien. »

La recherche du consensus est permanente. « Pas en négation des divergences, insiste Michel, mais par leur expression claire afin de trouver des solutions souples permettant à chacun de mener ses projets comme il l’entend. Il existe ici une véritable proposition sincère et effective. » S’entremêlent, jusqu’au sein des divers collectifs, des modalités variées « et sans concurrence », affirme Amalia. Certains ont déclaré leur activité, cotisent à la Mutualité sociale agricole (MSA) et vendent leur production. À l’autre extrémité, les plus autonomistes animent un « non-marché », place d’échanges non monétaires où l’on dépose l’excédent de sa production pour que d’autres viennent se servir, « et de manière non affinitaire, c’est-à-dire pas juste pour ses copains, précise Amalia. Cette cohabitation des pratiques, guidée par l’envie de vivre ensemble, nous donne une vraie force politique. » Sur le bocage se sont ainsi tissés de nombreux liens forts, et d’abord avec les familles de paysans locaux qui avaient refusé l’expropriation – « des amis aujourd’hui », témoigne-t-elle.

La ZAD entend altérer l’image simpliste d’une communauté anarchiste et autarcique repliée sur elle-même. Pendant près de deux ans, elle a fourni du pain au squat du Vieux-Doulon à Nantes. Dans une tradition bien locale de liens entre luttes rurales et urbaines, des paysans du département ont créé la Cagette des terres, sorte d’Amap solidaire qui a ravitaillé entre autres des grèves d’étudiants rennais et de postiers de Saint-Herblain, ou encore des migrants mineurs isolés à Nantes. Le réseau s’est enrichi de syndicats, d’ouvriers, d’étudiants, de comités de citoyens et de producteurs de Sème ta ZAD : « une vocation naturelle », commente Sarah, aux 100 Noms, motrice dans les projets « mouton ».

C’est avec une authentique passion et un brin de malice politique que Lilian a suscité une articulation inattendue entre la ZAD et son monde. En septembre 2016, alors qu’une opération d’expulsion des habitants semble probable, il crée avec quelques amis le Taslu, une bibliothèque qui sera installée à La Rolandière, une longère située au centre névralgique de la ZAD. Lilian met à disposition son fonds personnel et un appel est lancé auprès du mouvement anti-aéroport. Des milliers de livres sont déposés : à peine né, le Taslu est débordé. « Nous avons tenu à proposer des ouvrages de qualité, parfois rares, centrés entre autres sur les luttes – Mai 68, le Larzac, la Commune, le Pays basque, etc. » La notoriété est immédiate. Le Taslu est alimenté en « ouvrages à paraître » par des éditeurs complices et organise des soirées de présentation. « C’est toujours bondé, on vient même depuis Rennes ! » Éric Vuillard, Prix Goncourt 2017, s’est prêté au jeu un peu avant l’abandon du projet d’aéroport. « Nous étions curieux de voir si un gouvernement français aurait l’affront de faire raser une bibliothèque… », s’amuse Lilian.

Et l’Ambazada aussi ? Cet élégant bâtiment en bois, l’un des plus imposants de la ZAD, devrait entrer en service « l’été prochain », indique Thomas, architecte passionné d’écoconstruction. Toujours ce mépris de l’épée de Damoclès de l’expulsion… Suscitée par un groupe de soutien basque, l’Ambazada – couchage, cuisine, salle de réunion – a vocation à accueillir des groupes en lutte venus de partout. En ce début mars, un collectif indonésien opposé à un projet d’aéroport est venu s’inspirer de Notre-Dame-des-Landes.

Bien sûr, tout n’est pas rose dans ce bocage qui cherche aussi en permanence à « faire société » hors de l’intervention des institutions, avec un haut niveau d’échange et d’exigence. « Côté sexisme, ce n’est pas encore gagné pour tous, signale Camille. Pour le racisme non plus. » La ZAD se targue de pouvoir accueillir sans discrimination, « y compris les plus rétamés, mais on est très nuls pour les problèmes psy », reconnaît Amalia, témoignant des ambitions réparatrices de la ZAD. Alors que dégénérait un conflit entre deux personnes, il a été établi en clair que « l’on ne pouvait pas tuer son voisin ni brûler ses affaires ». Non pour émettre des évidences, explique-t-elle, « mais pour que s’expriment collectivement les bases de la sécurité de chacun ». Un Cycle des 12 a été instauré, médiateurs volontaires tirés au sort tous les mois pour améliorer les relations interpersonnelles. « On parle et on se réunit beaucoup sur la ZAD, reconnaît Michel. Même si ça prend du temps et que c’est parfois lourd, on préfère ça à la police. »

Sarah s’étonne encore. « Ce qui se passe ici est totalement inédit. Il se construit un mouvement populaire qui accepte la diversité, où chacun se dispose à évoluer au contact des autres. Il s’invente une société qui se passe des institutions pour inventer, faire respecter les droits de chacun, gérer les conflits, réguler sans normaliser. C’est un enjeu énorme que de laisser vivre un tel laboratoire.

[1] Plusieurs prénoms ont été modifiés, à la demande des intéressés.

Écologie
Temps de lecture : 11 minutes

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