Papillon-robot et chaise marcheuse

Au Safran, dans le quartier Nord d’Amiens, les Safra’numériques ont été l’un des temps forts d’une programmation exigeante et partageuse.

Anaïs Heluin  • 28 mars 2018 abonné·es
Papillon-robot et chaise marcheuse
photo : Le Pianographe, de Florent et Romain Bodart.© Yann Monel

Parmi les barres d’immeubles du Pigeonnier, en plein quartier Nord d’Amiens, le Safran passe relativement inaperçu. Ses 4 500 mètres carrés, cette scène conventionnée les cache à la manière d’un escargot dans une structure circulaire sur deux étages. Là, une salle de spectacle et un lieu d’exposition côtoient plusieurs espaces qu’Ikbal Ben Khalfallah, à la tête du lieu depuis 2015, ouvre toute l’année à de nombreux artistes ainsi qu’aux habitants – ceux du quartier Nord, désigné comme prioritaire par la politique de la ville, mais aussi du reste de la métropole. Pour le directeur, « l’art doit être l’occasion de rencontres, de décloisonnement ».

Cette volonté se retrouve dans les trois temps forts instaurés par Ikbal Ben Khalfallah dès son arrivée : Second Souffle, unissant les arts aux sports ; Safran’chir, consacré aux liens entre Orient et Occident ; et les Safra’numériques, festival des arts numériques et des nouvelles technologies, dont la troisième édition s’est tenue du 20 au 24 mars. Un événement qui s’impose déjà comme une référence en la matière, aux côtés de lieux spécifiques tels que le Cube, à Issy-les-Moulineaux, et de festivals, comme la biennale internationale Nemo en Île-de-France, les Composites à Compiègne ou Gamerz à Aix-en-Provence.

Le domaine des arts numériques s’étend en France. Les Safra’numériques aussi, avec une quarantaine de propositions artistiques, pour la plupart gratuites. Pour l’occasion, le Safran est sorti de sa coquille. Après Durham, Londres, Lyon ou encore Lausanne, c’est en effet devant le bâtiment qu’a pris place DOT, œuvre monumentale du scénographe Philippe Morvan, connu internationalement pour ses machines lumineuses et sonores. « Invitation à franchir les portes du Safran et à le découvrir autrement, d’une manière libre et originale », l’installation de vingt mètres de long place d’emblée les Safra’numériques sous le double signe de l’exigence et de l’ouverture. Autour d’elle, on prend l’air entre deux virées à l’intérieur d’un Safran qui ne désemplit pas.

« Pour les jeunes du quartier, qui ont pris l’habitude de venir au Safran en sortant de l’école, cet événement est devenu un rendez-vous très attendu », témoigne Joëlle Herthe, directrice de l’Organisme de formation pour le retour à l’emploi (Ofre), venue au Safran avec plusieurs groupes. Une joie pour cette femme originaire du quartier, qui voit dans l’arrivée d’Ikbal Ben Khalfallah un nouveau souffle après de nombreuses années (une trentaine, selon elle) de déclin, durant lesquelles le lieu s’était refermé sur lui-même, sans véritables choix artistiques.

« Avec ses temps forts, sa programmation intelligente et son dialogue constant avec tous les acteurs du territoire, Ikbal fait du Safran une fierté pour le quartier Nord, dont on ne parle d’habitude qu’en des termes négatifs », remarque Joëlle Herthe. Un tel reproche avait d’ailleurs été adressé par certains habitants à François Ruffin, journaliste et actuel député (France insoumise) de la première circonscription de la Somme, auteur d’un livre polémique, Quartier Nord, paru en 2006 après deux ans d’enquête au Pigeonnier et dans les quartiers voisins, la Citadelle et Balzac.

Pour accueillir 15 000 personnes pendant les cinq jours du festival, le Safran a déployé les grands moyens, s’appuyant également sur ceux de la région, importants en matière de nouvelles technologies et d’arts numériques. « Avec l’École supérieure d’art et de design (Esad), un des meilleurs IUT de génie mécanique de France, le fablab de l’association La Machinerie et la proximité de l’excellente école Le Fresnoy, située à Tourcoing, Amiens est un territoire ressource en la matière. Or, il n’existait aucun événement consacré à ces disciplines », observe Ikbal Ben Khalfallah, dont la belle démarche est en partie liée à un parcours atypique qui l’a mené de la Tunisie à la France, du football professionnel à la direction de projets culturels, du service « spectacle vivant » de Saint-Quentin au Safran, en passant par le théâtre municipal de Charleville-Mézières.

Le manque est donc comblé, avec l’aide des autres structures culturelles de la ville : la Maison du théâtre, la scène de musiques actuelles la Lune des pirates, le Cirque Jules-Verne et le centre d’animation jeunesse l’Odyssée, qui ont accueilli quelques spectacles et installations. L’interactif Light Drawing, de l’Iranien Nazanin Fakoor, par exemple, les concerts des groupes allemands Azur, Verlatur et Texture droite, ou encore R+O, de la chorégraphe Kitsou Dubois. Aux Safra’numériques, les nouvelles technologies se manifestent sous des formes diverses, qui donnent à réfléchir sur les mutations artistiques en cours et sur celles à venir.

Transformé par la quarantaine de propositions artistiques cohabitant en bonne harmonie, le Safran invite ainsi à une traversée du large champ des arts numériques. Le voyage commence dès le hall d’entrée. Enfermé dans une petite cage, le papillon-robot du Français Vincent Meyrueis a son lot d’admirateurs. De même que la chaise marcheuse des Coréens Youngkak Cho et Joonhyuk Sim, du centre d’art Nabi E.I Lab de Séoul, ou encore l’hologramme Zion© conçu par Antoine Van Lanker, de l’agence Place Forte, qui, grâce à une toute nouvelle technologie, flotte dans les airs. Chacun son préambule, avant de pénétrer au cœur des Safra’numériques.

Dans le parcours imaginé par Ikbal Ben Khalfallah et son administrateur de production, Didier Ringalle, personne n’est laissé de côté. L’équipe du lieu et des étudiants de la faculté des arts d’Amiens aiguillent les groupes scolaires et associatifs, et tous les visiteurs seuls qui le souhaitent. Les artistes sont presque tous présents pour expliquer leur démarche. « Des intermédiaires souvent nécessaires pour des publics tels que les nôtres, très éloignés de la culture », juge Joëlle Herthe. Un avis partagé par Carinne Martin et Jules De Clerck, de l’Association picarde d’action préventive (Apap), qui voient en outre dans le festival l’occasion d’alerter les jeunes qu’ils encadrent « contre les dangers des nouvelles technologies, qu’il s’agisse d’addiction ou de mauvaises pratiques ».

« C’est également l’occasion de leur faire découvrir des utilisations différentes de ces outils, et des métiers dont ils ne soupçonnaient pas l’existence », poursuivent les deux animateurs. C’est pourquoi ils ont proposé à des collégiens d’Amiens-Nord de réaliser des jeux vidéo avec le soutien des professionnels de la Machinerie. Présenté lors des Safra’numériques, leur travail côtoie les œuvres des artistes programmés. À quelques mètres, par exemple, Le Pianographe de Florent et Romain Bodart offre son clavier bricolé à toutes les mains curieuses. L’installation générative Déjà entendu | An Opera Automaton de Lukas Truniger, issu du Fresnoy, revisite le mythe de Faust grâce à des écrans de publicité et des haut-parleurs. Tandis que son expérience évolutive Huge Unified Geometric Organ (H.U.G.O) interroge, selon ses termes, « la place de l’homme dans son environnement ». Un thème qui traverse l’ensemble de son œuvre et qu’il continue d’explorer en utilisant l’intelligence artificielle. « Une technologie qui a le vent en poupe parmi les artistes et qui va très vite donner lieu à des œuvres singulières », estime Didier Ringalle.

En attendant, les Safra’numériques ont présenté un maximum de technologies innovantes, mais toujours au service de démarches esthétiques fortes, dans lesquelles Carinne Martin apprécie de trouver « une invitation à l’ailleurs ». « Une parenthèse de rêve dans un monde où, érigée en priorité, la valeur travail met à l’écart de nombreuses personnes ». Avec des créations comme Le Pianographe, l’installation participative et inter-active Initi Digital Playgroundz du Tchèque Dan Gregor, inspirée du jeu vidéo Space Invaders, ou encore le Petit Chef en vidéo-mapping des Belges Filip Sterckx et Antoon Verbeeck, le Safran offre en effet à chacun le plaisir du jeu. Les enfants, surtout, s’y précipitent.

Les robots miniatures de la Grecque Katerina Undo appellent davantage à la contemplation. De même que les sculptures-robots d’Exo-Biote, fruits d’une première collaboration de Jonathan Pêpe, ancien élève du Fresnoy, avec une équipe de scientifiques.

Dans le labyrinthe du Safran, le bouche-à-oreille est plus efficace que les plans distribués à l’entrée. Collisions, de la réalisatrice australienne Lynette Wallworth, entre autres, est très recommandé. Expérience immersive en réalité virtuelle, ce film raconte l’histoire de Nyarri Morgan, un aborigène du désert de l’Australie occidentale dont le premier contact avec la civilisation occidentale eut lieu dans les années 1950, lors d’essais atomiques britanniques. Au-delà de sa beauté mélancolique, le film invite à un regard critique sur les nouvelles technologies. Comme les troublants cyborgs de France Cadet, qui interrogent le « devenir robotique de la femme », ou les personnages en prière de L’Anatomie du troupeau de la Hongroise Eszter Szabó, charges implicites contre une politique paternaliste. Au Safran, le quartier Nord entretient un passionnant dialogue avec le monde.

Culture
Temps de lecture : 8 minutes