Russie : L’abstention, seul choix contestataire
Si les campagnes sont acquises à Poutine, on se désole dans les métropoles de la pauvreté des programmes des opposants. Reportage.
dans l’hebdo N° 1494 Acheter ce numéro
Au cœur de la presqu’île d’Olkhon, au bord du lac Baïkal, 50 km au nord d’Irkoutsk, capitale de la Sibérie centrale, Anouchka, la soixantaine passée, livre volontiers son sentiment sur les élections et la situation de son pays. Et dans l’angle d’une pièce de son isba, dans ce que les Russes nomment encore le « krasny ugol », le « coin sacré de la maison », un indice discret témoigne de sa préférence : à côté d’une bougie dont la flamme tremblote du matin au soir et d’une image de saint Georges, patron de la Russie, trône une photo de Vladimir Poutine. Anouchka avoue qu’il a remplacé Lénine sur ce petit autel dans les années 1990. Elle sourit sans répondre quand on lui demande si, autrefois, ses parents y avaient installé une effigie de Staline.
« Notre famille a toujours vécu ici, raconte-t-elle. Nous sommes très loin de Moscou, que nous appelons “le centre”, et je ne sais pas vraiment ce qu’il s’y passe. Mais je crois que, dans la capitale, ils ne savent pas plus comment est la vie en Sibérie. Quand je vais à Irkoutsk, le bus met plus longtemps qu’autrefois, et la queue pour prendre le bac est interminable. J’ai du mal à reconnaître notre grande ville avec des bars, des publicités indécentes, des boutiques trop chères, des jeunes dont les habits doivent offenser le bon Dieu. » Quand elle accompagnait son mari, pêcheur, pour vendre le poisson sur les marchés, elle se sentait chez elle, « chez nous ». Désormais, à la télévision, le sens de certains mots lui échappe…
Les habitants d’Olkhon ne citent jamais les autres candidats. Ni Ksenia Sobtchak, la fille de l’ancien maire de Leningrad, ni le représentant du Parti communiste, ni évidemment Alexeï Navalny, à qui le régime a interdit de se présenter. Quand on évoque sa guerre contre la corruption, la plupart des interlocuteurs haussent les épaules ou demandent des précisions. Le « tous pourris » n’est jamais loin…
Les réponses sont plus nuancées à la faculté des langues romanes d’Irkoutsk, où l’on enseigne le français depuis l’exil dans la région de nombreux aristocrates (les décembristes), après leur révolte contre le tsar en 1825. Les commentaires vont du soutien, souvent par prudence, au Président, à l’indifférence manifeste pour l’élection et la campagne électorale. Selon Youri, ancien pilote puis responsable de l’aéroport de la ville, « quels que soient les reproches que l’on peut faire [à Poutine] ou à son administration, il faut le conforter dans son rôle, l’aider à lutter contre la corruption et le soutenir pour que le pays reste grand et respecté. Gorbatchev a essayé, mais a vite échoué, et cet ivrogne d’Eltsine a failli faire disparaître la Russie ».
Pour Tania, professeur de français à Irkoutsk depuis une vingtaine d’années, la cause est entendue : elle n’ira pas voter et s’efforce de convaincre collègues, famille et amis. Une authentique militante de l’abstention. « Je ne veux plus de Poutine, je ne veux plus de ce retour vers l’URSS, avec la même police, déclare-t-elle. Je veux une presse libre, ne plus avoir le même programme sur toutes les chaînes de télévision. Les popes doivent reprendre leur place et ne plus nous faire la morale. Je veux vivre dans un pays qui ressemblerait à la France, même si je sais que ce n’est pas parfait. Tous ceux qui, comme moi, y ont fait un stage ou un séjour de formation vous diront la même chose. Cette élection, comme la précédente, est une farce. Si nous soutenons ce tyran, vous verrez que son règne sera plus long que celui de Staline ! » Des amies, qu’elle arrête dans les couloirs de la fac, sont généralement d’accord, même si certaines lui conseillent de parler moins fort.
Quant aux étudiants, beaucoup préfèrent ne pas se prononcer, tout en laissant entendre que ce jour-là, « malheureusement », ils ont une autre occupation. À la sortie de l’Alliance française, les explications sur le refus de voter sont encore plus nettes. À Irkoutsk comme dans la Russie rurale, le scrutin ne passionne pas. Tout comme d’ailleurs dans les villages qui entourent la capitale, où les Russes paraissent peu concernés par l’agitation et les manifestations régulières à Moscou.
Dans la capitale, qui regroupe (officiellement) au moins 12 millions de personnes, les avis sont à la fois plus tranchés et plus spontanés. Comme celui d’Aliocha, trentenaire qui se présente comme un commerçant, lors de la récente manifestation appelée par Alexeï Navalny – appel qui a d’ailleurs valu une nouvelle et brève arrestation à l’avocat contestataire, embarqué par la police en compagnie de plusieurs centaines de manifestants. « Sans cet homme, nous serions tous des moutons prêts à accepter la corruption et les réductions successives de nos libertés, affirme Aliocha. Depuis plusieurs mois, Poutine s’attaque même aux échanges sur Internet, alors que la moitié des Russes n’y ont toujours pas accès ou ne savent pas s’y informer. Alors, puisque je ne peux pas voter pour notre héros, je ne me dérangerai pas le jour du scrutin. Comme le demande Navalny. Avec un seul espoir : que Poutine soit mal élu et que tous les politiques étrangers s’en aperçoivent. »
Après avoir écouté Aliocha, son ami Pavel, qui enseigne depuis peu la géographie à l’université Lomonossov, en surplomb de la Moskova, va plus loin _: « Tous ceux qui refusent ce régime de plus en plus menaçant souhaitent le départ de Poutine et de sa clique. Nous avons besoin d’une nouvelle révolution pour les chasser, mais en prenant soin de ne pas les laisser partir avec les fortunes qu’ils ont mises de côté en abîmant notre ville avec les centaines de gratte-ciel construits. »_ Il signale la destruction programmée de milliers d’immeubles de quelques étages construits sous Khrouchtchev. Là où vivent des Moscovites devenus automatiquement propriétaires de leur appartement en 1990. Ceux-ci « seront peu indemnisés ou expulsés, alors que Moscou est de plus en plus cher pour la classe moyenne. Ça, c’est le symbole de notre pays gouverné par des profiteurs ! C’est pour cette raison que les Moscovites sont dans la rue ».
Dimitri, Olga, Rima et Piotr égrènent les mêmes griefs, tout en se tenant à l’écart des affrontements. Ils refusent également d’aller voter, comme aux municipales. Difficile de faire remarquer que, dans une grande capitale « mécontente », ils ne sont guère que quelques milliers à protester dans les rues ou que leur leader n’a d’autre programme que « sortez le sortant ». Genia, Gregory et Paola balaient ce raisonnement jugé défaitiste : « D’abord, nous sommes des dizaines de milliers. Ensuite, beaucoup de gens ont peur d’être arrêtés et de perdre leur travail si la police les signale. Mais, un jour, les miliciens, ceux qu’il faut payer en douce à la moindre contravention, se révolteront aussi. Comme les militaires qui ne veulent plus se faire tuer en Syrie. Notre nouvelle révolution est proche, pour nous, pour les fonctionnaires, pour les moujiks [paysans, NDLR] de la campagne qui ne mangent pas toujours à leur faim et sifflent, pour oublier, des alcools frelatés qui les tuent. » Tous les trois vivent à Yugo-Zapad, dont les immenses immeubles ne cessent de se dégrader malgré des prix qui augmentent chaque année.
Dans la rue, les policiers distribuent des coups de matraque sans états d’âme. Les militaires et les fonctionnaires obéissent, les moujiks restent dans leurs villages, même quand ils sont peu éloignés de la capitale. Et dans les autres métropoles, sauf à Saint-Pétersbourg, les grandes manifestations sont rares. Les Russes les plus remontés contre le Président – refusant de voter ou choisissant un autre candidat par défaut – restent minoritaires. Ils peuvent simplement réussir à gonfler le nombre habituel des abstentionnistes. Et ce pour reprocher à Poutine non pas tant une atteinte aux libertés qu’une vertigineuse chute de leur niveau de vie puisque, selon les statistiques officielles, 22 millions de Russes vivraient en dessous du seuil de pauvreté.
[1] Minorité d’origine mongole.