SNCF : la détermination débordante des cheminots
Piqués au vif par le « SNCF bashing », les cheminots font valoir leur « esprit » professionnel et une détermination qui laisse déjà entrevoir un début de débordement du mouvement, par la base. Reportage à Paris.
Onze heures, ce jeudi matin, environ 200 cheminots forment une assemblée générale, la première d’un mouvement qui s’annonce « historique ». Une imposante délégation d’ouvriers des « technicentres » – où on compte 100 % de grévistes – s’est jointe aux conducteurs et au personnel des gares du nord de Paris. On aperçoit surtout des fanions de Force ouvrière et Sud Rail et peu de cadres, malgré un taux de grévistes exceptionnellement élevé de 35 % dans cette catégorie, sur le secteur Paris Nord.
« Quelque chose est en train de se passer », lance un responsable syndical à travers une petite sono saturée, devant une foule allègre et déterminée, malgré le souffle glacial qui balaye l’assemblée. « Je n’ai jamais vu autant de monde en AG », renchérit Gauthier, conducteur sur les trains de banlieue depuis huit ans et syndiqué chez FO. Il semble blessé par l’image du cheminot « nanti » et apporte un soin méticuleux à corriger les idées reçues : _« C’est un métier avec une énorme responsabilité, car la vie des gens est en jeu. On ne vient pas le matin en dilettante. » Pour preuve, lance ce grand gaillard, « il manque 4 000 conducteurs, car la formation est hyper exigeante, il faut un an pour assimiler toute la réglementation du rail et le taux d’échec avoisine les 75 % en 2015. »
Il y a de la détermination dans les discours et une certaine dose de rancœur. Car les cheminots n’ont pas digéré les renégociations successives de leurs conditions de travail. Le « paquet ferroviaire » et autres « décrets socles » qui n’ont fait qu’installer une « logique comptable » qu’ils jugent responsable d’une détérioration de leur travail et de la qualité du service.
Vote unanime pour une grève reconductible
L’assemblée en vient rapidement à une série de votes de principes et à la question de la grève. Le mot d’ordre de l’interfédérale regroupant 3 des 4 organisations syndicales représentatives à la SNCF (CGT, Unsa, CFDT), optant pour une grève « perlée », deux jours sur cinq, ne convainc pas. L’assemblée générale veut durcir d’emblée le rapport de force, en engageant une grève plus continue.
Sud Rail, le troisième syndicat de la SNCF, veut surtout laisser le choix aux cheminots, sur le terrain et dans le cadre des assemblées générales, de décider de la forme que doit prendre leur mouvement. Il est rejoint ce matin par Force ouvrière, représentative dans le nord de Paris (et non au niveau national), qui laisse exprimer la colère débordante de sa base.
La CGT n’est que faiblement représentée, car le véritable enjeu se situe à quelques centaines de mètres de là, avec la manifestation qui se prépare. La première centrale de la SNCF n’a d’ailleurs pas appelé à la grève, ce jeudi, au-delà d’un préavis « technique » permettant à ceux qui le souhaitent de se rendre à la manifestation. La véritable grève débute le 3 avril.
« On a peur de l’essoufflement, car nous avons tous des factures à payer », prévient Fatima, agent d’escale et militante CGT à la gare du Nord, qui s’est brièvement exprimée lors de l’AG pour défendre le principe d’une grève « perlée », notamment pour préserver l’unité du mouvement. « C’est un marathon que nous devons préparer, ajoute la jeune femme, pas un sprint. Avec deux jours de grève sur cinq, nous serons capables d’installer un rapport de force sur le long terme. »
Deux interventions plus tard, le vote tranche la discussion, pour l’heure uniquement symbolique : le principe d’une grève reconductible de 24 h est adopté, sur la zone Paris Nord, à compter du 3 avril. La question sera posée de nouveau le 3 et le 4 avril, avec des conséquences beaucoup plus concrètes sur le mouvement.
L’« esprit cheminot »
La colère est vive, également, le long du boulevard Magenta et autour de la gare de l’Est, où les derniers manifestants mettront une heure et demie à pouvoir quitter le départ de la manifestation parisienne.
Les cheminots vivent particulièrement mal les caricatures et les « SNCF bashing » qui les dépeignent en privilégiés, arc-boutés autour d’avantages sociaux. Alors qu’ils tentent de défendre un métier, une qualité de service et la déontologie attachée à l’« esprit cheminot ».
Christian*, monté de Marseille avec 900 cheminots du Sud-Est, explose : « À l’infrastructure, si ça ne tient pas, le train déraille. Nous avons une énorme responsabilité », interpelle le cheminot qui totalise trente ans de « boutique ».
Il pointe la réalité, pas si rose, de son travail quotidien et décrypte le mauvais calcul de la privatisation :
Aujourd’hui, je ferme ma gueule parce que j’ai un petit statut. Mais je gagnerais plus dans le privé, en tant que chef d’équipe. Sauf que dans le privé, je n’aurai plus rien à dire si la sécurité des usagers était compromise. Le statut, c’est aussi un code moral. C’est la sécurité de l’emploi qui garantit que nous puissions respecter cette déontologie.
Il a vu arriver la sous-traitance comme une calamité. « Ils prennent des travailleurs détachés pour les voies et sont payés 120 euros par traverse installée. Ils font du rendement et se foutent de la sécurité », témoigne-t-il.
Un succès unanimement salué
Les manifestations contre les réformes du gouvernement ont rassemblé jeudi plus de 400 000 personnes en France, selon un décompte provisoire de la CGT, le défilé des cheminots à Paris ayant réuni, selon elle, 25 000 personnes. La préfecture de Paris donne 16 500 cheminots à Paris. 13 100 selon le décompte par vidéocomptage effectué pour un groupe de médias.
Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, s’est exprimé au départ de la manifestation au nom de l’interfédérale, saluant une « mobilisation extraordinaire par son ampleur ». Un satisfecit unanimement partagé au sein du cortège parisien, en attendant le 3 avril.
*Le prénom à été modifié.