Der Sturm, 1913-1932 : Une utopie européenne
L’exposition L’Avant-garde hongroise à la galerie Der Sturm, 1913-1932, à Paris, émerveille autant qu’elle renseigne sur l’émergence d’un tel mouvement.
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Ici, sur un fond beige clair, une forme ténue et abstraite : deux bâtonnets de couleurs liquides se croisent sur un cercle apparaissant en transparence. Seul élément supplémentaire : un trait d’encre qui, en bas, traverse le tableau. Celui-ci, sans titre et daté de 1923, est signé László Moholy-Nagy. Son effet est hypnotique : comment, à partir d’une si grande économie de moyens, faire éprouver tant de profondeur ? Là, une masse de couleurs où se mêlent le brun, le vert, le gris et le noir. Des tables, des chaises, des verres, des bouteilles et des silhouettes, traités à la manière cubiste, des visages aussi, aux traits abrupts. C’est Restaurant Hubin, une œuvre de 1912 signée Alfréd Réth. Là encore, La Visite des bergers est un tableau de Béla Kádár réalisé en 1926. Les couleurs y sont fraîches et lumineuses, la scène de la Bible primitive et joyeuse. On y trouve des échos de la fantaisie naïve de Chagall. Il y a aussi les compositions impressionnantes d’Hugo Scheiber. Comme Cabaret, de 1925, avec ces grappes de public tournées vers un danseur en habit d’Arlequin, dont seules les jambes forment un angle, répondant à celui d’une table de convives, dans un univers d’arrondis et de mouvements.
Ces tableaux d’artistes hongrois sont parmi les plus marquants de l’exposition qui se déroule actuellement dans deux lieux parisiens situés à quelques encablures l’un de l’autre : les galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard. Alors que le Centre Pompidou donne à voir l’œuvre de trois représentants de l’avant-garde russe (1) entre 1918 et 1922, dont deux grandes stars, Chagall et Malévitch, accompagnés de Lissitzky, leurs « homologues » hongrois, de moins grande notoriété en France, s’offrent également à nos regards. C’est un émerveillement.
Titre exact de l’exposition : L’Avant-garde hongroise à la galerie Der Sturm, 1913-1932. En plus de montrer plusieurs œuvres des peintres déjà cités, et celles de confrères également talentueux, László Péri, János Mattis Teutsch, Sándor Bortnyik ou Lajos Kassák, l’exposition et son précieux catalogue donnent aussi à comprendre comment se cristallise un mouvement d’avant-garde au début du XXe siècle.
L’action se passe non pas à Budapest mais à Berlin. En 1910, y est fondée une revue, Der Sturm (« La Tempête »), dont la galerie du même nom, ouverte deux ans plus tard, sera le prolongement. Der Sturm devient très rapidement l’un des creusets les plus actifs de l’avant-garde artistique européenne. Sa tête pensante en est le rédacteur en chef : Herwarth Walden. Un homme indépendant, entreprenant, d’abord littéraire puis tourné vers les arts plastiques, curieux de tous les mouvements novateurs, aux idées politiques et sociales marquées, au point de s’exiler, avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en Union soviétique, où il trouve la mort en 1941.
Après s’être situé dans la proximité d’Oskar Kokoschka puis avoir promu le futurisme, Walden se rapproche des Français et expose Robert Delaunay et son orphisme, branche du cubisme. Der Sturm ne se placera jamais sous l’obédience d’un seul mouvement artistique. La revue et la galerie constituent davantage un carrefour et fonctionnent comme une extraordinaire caisse de résonance, grâce au réseau européen établi par Walden. Dans un même élan, les avant-gardes s’internationalisent en ces années d’avant-guerre, le centre de gravité ayant tendance à se déplacer de Paris vers l’Allemagne.
L’introduction des artistes hongrois dans Der Sturm se fait paradoxalement avec Alfréd Réth, qui vit en France et est beaucoup plus imprégné par le contexte esthétique de ce pays : Réth est un cubiste, inspiré par l’œuvre de Cézanne. Restaurant Hubin en témoigne, mais aussi, par exemple, Chevaux et personnages (1908). Puis, pendant la guerre, Walden se rapproche de Lajos Kassák, qui, à Budapest, dirige la revue MA (« Aujourd’hui ») et est lui-même artiste. C’est par le biais de cette revue qu’Herwarth Walden découvre nombre des créateurs hongrois qu’il expose à partir de 1920.
Le premier d’entre eux est János Mattis Teutsch. L’exposition parisienne nous présente quelques-unes de ses gravures, technique qu’il affectionnait, parues dans Der Sturm en 1917 et 1918. Teutsch est un adepte de l’expressionnisme, mouvement auquel se rattachent également Béla Kádár et Hugo Scheiber, mais plus tardivement, dans les années 1920.
Kádár et Scheiber, dont les œuvres empruntent aussi au futurisme, loin de la géométrie abstraite d’un Moholy-Nagy, voire de l’austérité d’un Réth, éblouissent l’exposition parisienne par leur vitalité. « Bien qu’ils ne vivent pas à Berlin, leurs tableaux figuratifs illustrent mieux que tous les autres la vie fébrile et pourtant divertissante de la capitale allemande », écrit Krisztina Passuth dans le catalogue. Paul Arma, un ami compositeur de Scheiber, décrit celui-ci comme « à peu près autodidacte, presque analphabète, […] une sorte de génie primitif, une force de la nature […], un virtuose tout d’instinct ».
L’exposition des galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard condense, en une cinquantaine de tableaux, un moment de l’histoire de l’art hongrois où les artistes ont avancé dans l’inconnu sans rien oublier du passé. Parmi ceux-ci, László Moholy-Nagy et László Péri ont cherché des formes révolutionnaires, proches du constructivisme russe, dont la force esthétique aurait un impact politique de même ampleur. Aujourd’hui, cette utopie avant-gardiste est réduite à peau de chagrin. Une telle exposition, si stimulante, en distille la nostalgie.
(1) Chagall, Lissitzky, Malévitch. L’avant-garde russe à Vitebsk (1918-1922), jusqu’au 16 juillet, Centre Pompidou, Paris.
L’Avant-garde hongroise à la galerie Der Sturm, 1913-1932, jusqu’au 12 mai, galerie Le Minotaure, 2, rue des Beaux-Arts, et galerie Alain Le Gaillard, 10, rue Mazarine, 75006 Paris, 01 43 26 25 35. Catalogue avec des textes de Krisztina Passuth et Maria Tyl.