Gaza, un désastre moral
Le lien entre l’antisémitisme musulman et le conflit israélo-palestinien est indiscutable. Les propagandistes du Crif tentent d’entretenir le mythe d’un antisémitisme arabe primitif et endogène qui n’a, en réalité, jamais existé.
dans l’hebdo N° 1497 Acheter ce numéro
Ce qui s’est passé vendredi 30 mars sur la frontière séparant Gaza du territoire israélien mérite, hélas, de s’inscrire dans la sinistre tradition de la répression coloniale. Celle de Sétif et Guelma, en mai 1945, ou de Madagascar, en mars 1947. Certes, le bilan – dix-sept morts et quelque 1 400 blessés – est sans commune mesure, mais le principe, si j’ose dire, est le même. Celui de salves tirées à balles réelles par une armée régulière sur une foule aux mains nues. Et ce ne sont pas quelques jeunes lanceurs de pierres qui changent le caractère pacifique de cette marche organisée pour commémorer la journée de la terre de 1976, lorsque, déjà, le feu s’était abattu sur des manifestants chassés de leurs propriétés.
Au risque de choquer, ce n’est pas tant des morts et des blessés dont je veux vous parler aujourd’hui que du désastre que cette affaire risque de provoquer dans les consciences. Car à la mort s’ajoute une fois de plus l’arrogance. Celle du Premier ministre israélien et de son très raciste ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, qui ont trouvé en eux assez d’impudeur et de mépris pour promettre des médailles aux tueurs en uniforme. « L’armée la plus éthique du monde », a même commenté Benyamin Netanyahou, au comble du cynisme.
Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet que peuvent produire ces mots de défi sur tous ceux qui sont sensibles au drame palestinien. Il faut y ajouter la rage que peut faire naître en eux un sentiment d’impuissance moqué, à des degrés divers, par ce qu’on appelle la communauté internationale : rejet de toute condamnation par les États-Unis, appel « à la retenue » par les Européens, selon une formule désinvolte reprise ad nauseam depuis cinquante ans. Pour bien comprendre l’ampleur du désastre dont les capitales occidentales sont aujourd’hui en quelque sorte coresponsables, il faut redire un mot ici du sort qui est celui depuis onze ans des habitants de Gaza. Soumis à un double blocus israélien et égyptien, ils vivent pour la moitié d’entre eux sous le seuil de pauvreté, ne disposent que de quelques heures par jour d’eau potable et d’électricité, et leurs hôpitaux sont privés de médicaments. Trente mille d’entre eux vivent toujours dans les ruines de leur propre maison détruite par les bombes israéliennes en 2014, et jamais reconstruite, faute de matériaux.
Voilà les gens sur lesquels on a tiré vendredi 30 mars, et que l’on nargue à coups de communiqués provocateurs. Enfin, pour que le tableau soit complet, il faut dire qu’il est aujourd’hui bien difficile dans nos régions de manifester un quelconque soutien à cette population. En France, les appels au boycott d’Israël sont criminalisés, sans que l’on nous dise jamais ce qui est permis, et alors même que les États restent inertes face à un gouvernement qui défie le droit international.
J’entends déjà les objections au propos qui est le mien. Je les connais. Les morts de Gaza sont peu de chose à côté de ceux de Syrie ou du martyre des Rohingyas birmans. Certes, mais Israël-Palestine, c’est beaucoup de notre propre histoire. Et cette évidence, nul ne peut l’effacer. On voit donc bien à quoi peut conduire cette impasse totale. Ce verrouillage systématique de toutes les issues, au propre comme au figuré, au physique comme au moral. Elle peut conduire au désespoir bien sûr, et dans certains cas à la violence la plus extrême, et quoi qu’il en soit condamnable. C’est d’ailleurs un miracle que Daech ou Al-Qaïda n’aient pas encore trop prospéré sur ces territoires. Cela viendra. Et c’est en ce moment que nous préparons cet avenir. Comme proliférera un antisémitisme né de l’amalgame entre gouvernement israélien et juifs, de France ou d’ailleurs. Un amalgame évidemment inexcusable, mais qu’il n’est pas utile d’encourager comme l’a fait récemment le président du Crif en confondant une marche blanche contre un crime antisémite avec une manifestation de soutien à la politique israélienne. Le lien entre l’antisémitisme musulman et le conflit israélo-palestinien est indiscutable. Pour détourner nos regards, les propagandistes du Crif tentent d’entretenir le mythe d’un antisémitisme arabe primitif et endogène qui n’a, en réalité, jamais existé.
Il faut lire à ce sujet le remarquable article de Mark R. Cohen dans Histoire des relations entre juifs et musulmans [1]. Cet éminent professeur de Princeton estime que la première cause est « le colonialisme […]_, qui a généré des rancœurs contre ces juifs arabes qui se sont identifiés aux colonisateurs européens »._ On pense évidemment à l’Algérie et au fameux décret Crémieux de 1870, qui conférait aux juifs une citoyenneté qui était refusée aux musulmans. Mais l’historien rappelle surtout que « la flambée la plus récente d’antisémitisme musulman, fortement empreint d’antisionisme, suit l’éruption de la seconde Intifada, à la fin de l’année 2000 ». Si on n’y prend garde, Gaza aura le même effet. Pour notre part, nous ne nous écartons pas de notre ligne de conduite. Nous refusons à toute force de confondre judaïsme et politique coloniale israélienne, comme d’assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme. Dans un cas, c’est une terrible confusion ; dans le second, un sordide amalgame.
[1] In Histoire des relations entre juifs et musulmans, ouvrage dirigé par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013.
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