« Gilgamesh» : Le premier superhéros
Le trait expressif de Jens Harder donne forme et couleur au roi Gilgamesh, figure fondatrice de tous les grands récits de nos civilisations.
dans l’hebdo N° 1500 Acheter ce numéro
Repéré en 2002 à Angoulême par l’éditeur Thierry Groensteen, Jens Harder est aujourd’hui reconnu comme un auteur hors-norme. Après Leviathan (1) et La Cité de Dieu (2), il s’est surtout imposé dans la dernière décennie avec deux fresques grandioses, Alpha… directions et Beta… civilisations (3), rien de moins ! La puissance du trait expressif de l’auteur allemand revient cette fois avec la mère de toutes les mythologies, l’épopée de Gilgamesh.
Saisir ce récit tentait Jens Harder depuis ses études à l’école d’Art de Berlin. Dans l’œuvre babylonienne-sumérienne, il découvre la généalogie des grands récits : le Déluge et l’Arche de Noé mais aussi, avant la Bible, les exploits d’Héraclès et les récits homériques. Figure mère de tous les titans, hommes-dieux et superhéros d’hier et d’aujourd’hui, Gilgamesh, cinquième roi d’Uruk, régna sans doute au troisième millénaire avant notre ère. L’écriture cunéiforme grave son épopée sur les tablettes d’argile en 1800 avant J. C.
C’est en 2013, en évoquant la Mésopotamie dans l’époustouflant Beta… civilisations, consacré à la grande aventure de la civilisation humaine, que l’auteur prend date. Trois ans de recherches pour relever un défi audacieux : le dialogue des écritures, des grammaires et des représentations iconiques des « origines » avec celles de notre modernité. Car les histoires sont aussi affaire d’images. Longtemps, celles de Gilgamesh furent une suite de bas-reliefs majestueux dans tout le Croissant fertile, l’Irak et l’Iran d’aujourd’hui.
C’est toute la force du dessin de Jens Harder que de donner vie à ces statues. Dans un style incomparable, le trait de l’auteur assouplit les mouvements des profils incrustés, fait respirer les animaux et les plantes, remue les éléments. Les planches – sauf la dernière – vont toutes de pair, donnant ainsi une vue d’ensemble par des cases sans débordements. Le rythme ininterrompu de l’histoire est contenu par la rigidité des blocs, qui s’emboîtent comme des carreaux de pierre, des tablettes. La bichromie est astucieuse et laisse entrevoir des nuances de beige, restituant le « plus vieux récit du monde ». Ici, la couleur est la poussière du temps. Seul le noir profond de la nuit et d’Enkidu (double positif de Gilgamesh) vient donner parfois une impression de vie et de perspective, au milieu de l’aplat des formes.
Tyran absolu à qui les hommes doivent tout, même leurs épouses avant mariage, chef babylonien « aux deux tiers dieu au tiers homme », Gilgamesh fait peur, au point que les dieux donnent suite aux plaintes des sujets. Ils créent alors Enkidu, alter ego massif et vigoureux, mais à l’âme candide et à l’esprit sage, aussi pur que la nature et les animaux avec lesquels il s’accouple à ses premiers jours.
Convoqué en duel, Enkidu tient tête et conquiert l’estime et le cœur de Gilgamesh, qui lui enjoint alors de réaliser avec lui les grands travaux dignes des divinités. La forêt de cèdres (le Liban, déjà…) et son gardien Humbaba, le taureau céleste, les hommes statues… rien ne cède, tout est détruit. La gloire ne comble rien, et même tue. Enkidu meurt (puni des dieux ?) et Gilgamesh ne s’en remet pas. La mort l’effraie autant que la perte de son ami. Alors il brave de nouveau les forces de la Création pour rejoindre Uta-Napishti, accéder à l’immortalité… ou au moins y revoir Enkidu. Contraint de revenir à Uruk, il devra gouverner parmi les hommes. La suite, c’est notre histoire humaine.
Dans la densité du récit, les femmes sont décisives et toutes, déesses et mortelles, comme les hommes et les dieux, créent, décident, rusent et provoquent. Sans Ninsuna, Shamat, Ishtar ou Siduri, l’épopée de Gilgamesh, ses promesses et ses drames, n’est pas. Décisives à chaque chapitre. Ni innocentes ni manipulatrices, ni même coupables d’être femmes, elles sont une part du monde. Elles sont même victimes des hommes et de leur désir de puissance.
Douze tablettes, douze chapitres que viennent clore chaque fois de somptueux dessins plongés dans l’océan blanc de la page, mettent en scène les âmes tourmentées de personnages confrontés à l’obligation de choisir : un chemin, un ennemi… Dans l’épopée, le héros choisit sa vie, mais l’essentiel lui échappe : l’éternité et son destin. Les deux s’écrivent dans l’argile. Et avec les crayons de Jens Harder.
(1) Éditions de l’An 2, 2003.
(2) Éditions de l’An 2, 2006.
(3) Éditions de l’An 2, 2009 et 2014.
Gilgamesh, Jens Harder, éditions de l’An 2, 144 pages, 19,80 euros.