Groland : Ligne d’inconduite

La nouvelle est tombée comme un couperet pour les Grolandais le vendredi 30 mars. Christophe Salengro, mythique président de la Présipauté, est mort. Une disparition d’autant plus surprenante que ce chef d’État peu ordinaire continuait d’apparaître chaque semaine à l’écran, toujours aussi fringant, avec sa carcasse dégingandée, son blase exagéré, ses oreilles décollées et son pas chaloupé qui lui avait valu de jouer et de danser dans nombre de chorégraphies de Philippe Decouflé, en véritable couteau suisse de la scène.

En réalité, Christophe Salengro était hospitalisé depuis deux ans à la suite d’un accident vasculaire-cérébral. Autour de lui, on avait décidé de n’en rien dire. Après tout, il avait été « auto-élu à vie démocratiquement » et déclaré « inmourable », selon la Constitution grolandaise. Depuis deux ans, donc, les auteurs de l’émission jonglaient avec les images d’archives.

Christophe Salengro ne sera donc pas de la fête : ce 14 avril, avec une programmation spéciale, « Groland » célèbre ses 25 ans. C’est l’occasion de retrouver une pleine bordée de trognes ordinaires, des gueules patibulaires, des villages suant le terroir, un présentateur de journal hilare et hilarant, un président qui se plaît à se travestir ou à se dénuder, des agités du bocal, de vrais caves et trublions ratés gigotant dans la banalité du quotidien, et une devise en guise de porte-drapeau, « santé bonheur, santé bonne humeur ».

Telle est la présipauté de Groland, imaginée en 1993 par Christian Borde et Benoît Delépine, respectivement Jules-Édouard Moustic et Michael Kael dans le phrasé grolandais, proposant à la face du monde ses réalités à travers un journal télévisé partagé entre reportages, interviews, brèves et infos de proximité façon Jean-Pierre Pernaut. Avec son poids de justesse dans le trait grossi. Dans un montage dressé au cordeau et servi par un commentaire décapant, se bousculent les élections russes, les premiers mariages gays, les abus d’alcool, de vieilles dames indignes sans inhibitions, en transe devant un chippendale, des vieillards adipeux, des micros-trottoirs sur l’insécurité ou les drogues, où l’on fait dire aux gens exactement ce que l’on veut, les délocalisations, la guerre en Syrie et la surmédiatisation d’un couple présidentiel. Toute honte bue. Et alors ? « La honte est un sentiment qui n’existe pas chez les Grolandais, sinon on serait honteux tout le temps ! » reconnaît Benoît Delépine.

En vingt-cinq ans, on observe une même ligne de conduite, ou d’inconduite : le refus de prendre le monde au sérieux. En dehors d’un bal de dupes. « Nous sommes les enfants de Goscinny, de Gotlib, du professeur Choron, dans le décalage et la liberté de ton », relève Moustic. Avec un non-sens non dépourvu de sens. Où l’absurde s’étoffe dans un parti pris noir et féroce, où le récit rebondit sur l’actualité sociale, économique et politique. Mais pas seulement. « Il faut des sketchs purement drôles, d’autres qui interrogent », poursuit Moustic.

Successivement diffusé dans divers programmes (« Les Nouvelles » dans « Ce soir avec les Nouveaux », avant d’endosser sa propre identité avec « Le 20 h 20 », « Groland sat », « Groland.con », ou encore « Groland Le Zapoï », aujourd’hui), « Groland », c’est aussi une présipauté qui possède ses lieux : son consulat rue Lepic, à Montmartre, des bureaux à Ruffec et à Nevers, un jumelage avec Clermont-Ferrand, son pavillon à Angoulême et son institut culturel près de la gare Saint-Lazare (en fait, le café-restaurant Chez Léon, où l’on peut consulter plus de bouteilles que de livres), qui décline également ses autocollants GRD pour les voitures et ses cartes d’électeur.

« Groland », « c’est un état d’esprit, juge aujourd’hui Benoît Delépine, une mouvance, une foule dense qui dépasse réellement l’émission, avec des Grolandais peu intrusifs. On est dans la complicité, ce qui permet de rester dans le vrai, et pas dans une bulle ». Pour Jules-Édouard Moustic, « notre chance a été la protection, dès le début, d’Alain De Greef [ancien directeur des programmes de Canal +, NDLR], qui ne nous a pas mis d’emblée dans la lumière. Il a fallu quatre ou cinq années de rodage avant que la Présipauté prenne un peu d’épaisseur dans les tournages et l’écriture. De Greef nous a donc planqués pour beaucoup nous permettre, alors qu’aujourd’hui, si des jeunes tentent un truc qui ne marche pas immédiatement, ils sont virés illico. Ce qui ne nous empêche pas de rester critiques à l’égard de notre travail ».

Le lundi est consacré à l’écriture et à la réalisation de sketchs courts, dans l’actu chaude, le mardi aux tournages plus longs ; le jeudi, place à la hiérarchisation du programme, aux voix off et au rythme. En vingt-cinq ans, l’équipe n’a quasiment pas changé, avec son noyau dur : Moustic, Delépine, Gustave Kerven et Francis Kuntz. « Ça ressemble à une vraie famille, s’amuse Moustic, c’est-à-dire qu’on s’aime mais qu’on ne se fréquente pas, on ne va pas l’un chez l’autre, on se voit comme des cousins. »

Avec son quart de siècle au compteur, soit une éternité en matière de télévision, on peut s’interroger sur la pérennité de l’émission, sachant combien les purges ont été sévères depuis la reprise en main de Canal par Vincent Bolloré. En moins de trois ans, outre les têtes de la direction, exit les plumes historiques des « Guignols » et « Le Zapping » de Patrick Menais. « Groland » serait-il un îlot de résistance, une ultime caution ? Sachant que l’émission ne s’est pas privée de tacler le capitaine d’industrie breton. « C’est Bolloré qui a le bouton rouge, répond Moustic. On ne se pose pas la question. On ne l’a même jamais rencontré – ne serait-ce que parce qu’on ne va jamais aux soirées de la chaîne. On reste des provinciaux. On travaille donc en toute liberté. À vrai dire, je ne vois pas comment on viendrait nous interdire un sketch pour la première fois en vingt-cinq ans ! Le jour où il s’attaquera aux lapins de garenne, on s’inquiétera ! De toute façon, on est toujours dépendant quand la moindre minute est facturée. » Cet îlot de résistance, on le croise plutôt « entre les happenings et les festivals où l’on s’est baladés, constate Benoît Delépine, du haut en bas de la société ».

Vingt-cinq ans, c’est peut-être l’heure d’un bilan. Quoique. L’histoire continue. « Avec la mort de Christophe, conclut Moustic, on a perçu un fort mouvement d’amitié et de solidarité, on a vu une France unie, et non pas divisée. J’ai parfois l’impression que Groland est la France dont on rêve et qu’on nous cache. » C’est sans doute ça le bilan. « Banzaï ! »

Soirée spéciale Groland, samedi 14 avril, à partir de 20 h 30 sur Canal +, avec un hommage à Christophe Salengro, suivi du documentaire Top 25 GRD, de Sylvain Fusée, et de la rediffusion du film Groland, le gros métrage, réalisé en 2015 par Moustic et Delépine.