Jean-Pierre Léonardini tombe le masque
Dans Qu’ils crèvent les critiques !, le journaliste à l’Humanité et spécialiste de théâtre livre ses souvenirs et ses colères, comme ceux d’un certain festival d’Avignon en 2005. Une somptueuse valse énervée.
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Les critiques sont des hommes de l’ombre. Ils avancent plutôt masqués et parlent davantage des autres que d’eux-mêmes, bien qu’on les accuse souvent de se dépeindre sous le couvert de l’attention qu’ils portent ou croient porter aux auteurs et aux artistes. Mais un coup de colère peut, parfois, faire sortir le critique de l’ombre.
C’est ce qui s’est produit pour Jean-Pierre Léonardini, critique de théâtre à l’Humanité depuis les années 1960, écrivain aux mots savants agités d’une plume agile, aux analyses fines et généralement tempérées. Son credo : « Je n’ai pu me résoudre au quant-à-soi du critique bourgeois qui, la mine impassible, s’esbigne sitôt après le dernier rappel. C’est affaire de nature, latine, extravertie. Ni douanier – aucune envie d’intimer l’ordre aux artistes d’ouvrir leurs valises – ni agent de la circulation du sens… » L’Avignon de 2005 lui est resté en travers de la gorge. Cet été-là, le programme ne lui plaît pas : il y a Jan Fabre, dont L’Histoire des larmes contient sa dose rituelle de provocations, et Pascal Rambert, qui demande aux comédiens d’After/Before d’accompagner par toutes sortes de gestes la profération de réponses plutôt banales obtenues auprès du public après enquête.
Dans l’Huma, Léonardini n’y va pas de main morte : « Voici le temps des lanceurs de bobards nains, des promoteurs à la petite semaine de portes ouvertes enfoncées, d’inventeurs de l’eau chaude à tous les étages. » Aussitôt, se met en place contre Léonardini et quelques autres journalistes une sorte de cordon sanitaire visant à transformer en imbéciles ringardisés ceux qui ne pensent pas comme la direction du festival. Les plus acharnés contre les récalcitrants sont des philosophes salariés par le festival !
Le critique a pris son temps pour réagir. Treize ans après, voici le livre de son ire adoucie, dont le titre fait référence à celui d’un des spectacles de Tadeusz Kantor se plaignant du sort des poètes et des acteurs, Qu’ils crèvent les artistes ! En fait, ce livre est beaucoup plus qu’une réplique à une querelle conjoncturelle. D’une envergure bien plus vaste, aussi, qu’un livre parallèle sur le même sujet, Pour en finir avec le théâtre ?, de Jean-Luc Jeener (Atlande), paru l’an dernier.
L’ouvrage de Léonardini, ce sont des mémoires éparpillés, une histoire d’une certaine pratique journalistique, un hommage à la presse communiste française et un parcours d’émotions théâtrales. Il y a donc beaucoup à prendre dans cette somptueuse valse langoureuse et énervée parmi les souvenirs.
Jean-Pierre Léonardini est fils de docker marseillais. Il débute à La Marseillaise puis est vite propulsé à l’Humanité, à Paris : il écrit bien, très bien ; il se passionne pour tous les phénomènes culturels. Le théâtre, qu’il a suivi très tôt, sera son domaine. Mais ses références de jeune homme sont deux films : Adieu Philippine, de Jacques Rozier, et Avoir vingt ans dans les Aurès, de René Vautier. Il devient peu à peu une autorité, et un camarade joyeux pour ses confrères. Un jour, on lui propose d’assurer la critique dramatique du Monde et de succéder ainsi à Bertrand Poirot-Delpech. Il refuse, préférant rester chez ses amis politiques.
Léonardini évoque tout cela chemin faisant, mais ne conte pas qu’il est devenu, sur le tard, acteur de théâtre et surtout de cinéma. Xavier Durringer lui a donné des rôles importants dans J’irai au paradis car l’enfer est ici, Les Vilains, La Conquête. D’autres, Bertrand Tavernier, Thierry Jousse ou Olivier Marchal, lui ont confié des rôles fugitifs.
L’auteur s’amuse à revêtir le costume du témoin qui en a trop vu : « vieux parapluie sur lequel il a beaucoup plu », « bedeau assidu de l’art des autres ». Mais on sent bien que, tout en plaçant Jean Vilar au sommet de la réflexion sur le théâtre et le public, il aime le théâtre au présent, de Pommerat à Creuzevault, de Nordey à Tanguy, de Lupa à Macaigne. Il avoue des compagnonnages amicaux : Benedetto, Yacine, Gatti, Régy. Et ne met pas de frein à sa fringale.
Après nous avoir fait sentir le parfum de l’encre d’imprimerie montant jusqu’aux salles de rédaction, le journaliste écrivain compose un kaléidoscope des spectacles et des fantômes les plus aimés – un exercice que tous les critiques devraient adopter. Et il lâche : « Mais où sont les piges d’antan ? » C’est bien le sens du livre : un requiem pour le temps où la critique respirait l’encre à pleines colonnes. Là aussi, l’œil de Léonardini a vu juste : la pige a fondu au soleil.
Qu’ils crèvent les critiques ! Jean-Pierre Léonardini, Les Solitaires intempestifs, 192 pages, 14 euros.