Jeu de fausses pistes

Frédéric Sonntag clôt sa Trilogie fantôme de la plus belle des façons avec B. Traven, explorant cent ans d’énigmes historiques.

Gilles Costaz  • 4 avril 2018 abonné·es
Jeu de fausses pistes
© photo : Gaelic

Frédéric Sonntag est un auteur et metteur en scène qui traque les spectres. Il aime fouiller dans l’ambiguïté de l’histoire récente et de nos sociétés ; il n’a pas de mal à trouver des lignes de fuite à parcourir et des paravents à déchirer ! Avec B. Traven, il termine un cycle appelé Trilogie fantôme, dont les premières parties étaient George Kaplan (le personnage de La Mort aux trousses, d’Hitchcock) et Benjamin Walter, variation sur l’écrivain Walter Benjamin.

Les pièces précédentes étaient déjà remarquables, celle-ci est tout bonnement formidable. Sonntag s’installe au premier plan des auteurs de théâtre qui s’interrogent sur la modernité – au sens plus politique qu’artistique – et sur l’idée de révolution.

Pour le flou, le mystère, la superposition des versions contradictoires, B. Traven est un client idéal. Cet écrivain de langue allemande a multiplié les pseudonymes et les fausses identités, ne s’est jamais trouvé là où on le cherchait ; il s’est rapproché des mouvements révolutionnaires au Mexique, où il serait mort en 1969. Son roman Le Trésor de la Sierra Madre a été adapté à l’écran par John Huston, qui avait demandé à rencontrer Traven : quelqu’un est venu, se présentant comme un ami de l’auteur, mais Huston n’a jamais su s’il avait eu affaire à Traven lui-même ou à un comparse !

Sonntag n’écrit pas une biographie de ce mystérieux auteur ; il le place au centre d’une composition complexe, échelonnée sur les années 1914-2014, où alternent et se recoupent cinq histoires qui ont des résonances avec l’épopée brumeuse de Traven. Un : au début du XXe siècle, le poète-boxeur Arthur Cravan débarque aux États-Unis et fait avec Trotski de la figuration dans des films muets. Deux : en 1950, le scénariste Dalton Trumbo tente d’échapper à la persécution des maccarthystes et en perd la raison. Trois : en 1977, une journaliste américaine part à Mexico en compagnie d’un réalisateur play-boy sur les traces laissées par Traven. Quatre et cinq : à Paris, en 1994 et en 2014, des jeunes enquêtent sur les révolutions passées, l’un d’eux rêvant de rejoindre le sous-commandant Marcos au Chiapas.

Tout cela n’est pas aussi clair dans l’écheveau de deux heures trente que Sonntag fait défiler en utilisant une sorte de triple scène conçue par Marc Lainé : un large plateau où le décor change sans arrêt, une sorte de castelet à l’arrière-plan où ont lieu les scènes les plus fantaisistes, une aire musicale où retentit le rock de Paul Levis. Beaucoup de textes sont dits en voix off sonorisée. La vidéo intervient aussi, avec des archives remarquablement choisies. C’est donc un langage très riche, qui ne produit jamais une impression d’artificiel ou de surabondance.

On est fasciné, souvent amusé et parfois largué par ce puzzle où les moments situés dans la France d’après 1968 sont peut-être les moins excitants, tant on éprouve de plaisir à creuser le mystère Traven, à sauter dans les pas de Trotski ou de Trumbo et à suivre des personnages imaginaires qui ont la densité légère de certains héros de BD et affrontent sans lourdeur des questions essentielles.

Les acteurs, Simon Bellouard, Julien Breda, Romain Darrieu, Amandine Dewasmes, Florent Guyot, Sabine Moindrot, Malou Rivoallan, Fleur Sulmont et Gonzague Octaville, changent, pour la plupart, de personnage à vive allure. Ils sont tous d’une allègre vivacité.

Un rien désenchanté, Sonntag corrige sa tristesse intime par la puissance de l’imaginaire, qui sait bricoler l’histoire et lui donner une nouvelle dimension romanesque. Ce passionnant jeu de fausses pistes est sans doute ce que nous avons de plus vrai pour décrypter la vie. Il y a tant de faussaires dans les deux siècles de notre existence que la réponse de l’écriture moderne est une fiction qui jongle avec les trous et les troubles de notre histoire.

B. Traven, Nouveau Théâtre de Montreuil, salle Maria-Casarès, 01 48 70 48 90, jusqu’au 14 avril. Puis La Roche-sur-Yon, 19 et 20 avril.

Théâtre
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