La Bulgarie, piège de l’Union européenne

Face aux exilés, le pays mise sur une forte surveillance aux frontières et un système de rétention arbitraire et violent. Témoignages.

Maïa Courtois  • 11 avril 2018 abonné·es
La Bulgarie, piège de l’Union européenne
© photo : Nombre d’exilés témoignent d’exactions policières.BULGARIAN INTERIOR MINISTRY PRESS OFFICE/AFP

Quelques jours avant son vol prévu pour la Bulgarie, Nassim, un Afghan de 21 ans, a fait une tentative de suicide au centre de rétention de Vincennes. Deux autres hommes se sont évadés en janvier, de peur d’un renvoi vers Sofia. La Bulgarie est en première ligne du règlement Dublin, en vertu duquel le premier pays dans lequel l’exilé laisse ses empreintes digitales est responsable de sa demande d’asile. Or, la Bulgarie est la porte d’entrée de l’Union européenne (UE) pour les personnes migrantes qui suivent la « route du pauvre », celle qui évite le passage par la Méditerranée.

En 2017, 446 candidats à l’asile ont ainsi été renvoyés en Bulgarie par des pays de l’UE, selon un rapport d’Asylum Information Database. La France fait partie de ceux qui expulsent le plus, avec l’Allemagne et l’Autriche. Chloé Guerber-Cahuzac, Florence Smidt-Nielsen et Lydie, trois citoyennes militantes, ont recueilli les témoignages d’exilés afghans passés par ce pays, pilier d’une Europe forteresse. Tous dépeignent la frontière entre la Turquie et la Bulgarie comme le théâtre de violations du droit d’asile. Des push back, soit des refoulements immédiats, ont lieu, comme en témoigne Jan Guhl, resté trois mois en Bulgarie en 2016 : « Les policiers nous ont pris notre argent et nos chaussures puis nous ont dit de repartir en Turquie. Ils ont aussi pris tous nos vêtements, sauf nos sous-vêtements. Il faisait froid. Ils nous ont laissés à la frontière turque. »

La Bulgarie, en tant que membre de l’Union européenne, se doit pourtant d’orienter les arrivants vers des structures de prise en charge des demandeurs d’asile. C’est une obligation de la Convention de Genève de 1951, relative au statut des réfugiés, ratifiée par chacun des pays de l’UE.

La violence des gardes-frontières pour décourager les exilés sur leur route vers l’ouest de l’Europe se mêle à une corruption endémique. « Ils fouillaient nos vêtements, prenaient nos téléphones, notre argent… Et, si on se débattait, ils nous frappaient. L’un d’entre eux nous a demandé si on parlait anglais. Celui qui a répondu oui a été si violemment frappé à la tête qu’il pissait le sang. Ils lui ont crié dessus qu’il ne devait raconter à personne ce qui venait de se passer, se souvient Zoher*, passé par la Bulgarie à la fin de l’année 2016. Un policier bulgare a tiré trois coups de pistolet en l’air, alors des policiers allemands sont arrivés. »

La présence de ces policiers allemands s’explique par le soutien de l’UE aux gardes-frontières bulgares. « Véhicules, hélicoptères, jumelles infrarouges, drones, gardes venus d’autres pays… Le soutien est à la fois technologique et humain », liste Marine De Haas, responsable des questions européennes à la Cimade. L’UE avait pourtant refusé de financer le mur construit par la Bulgarie à sa frontière avec la Turquie, achevé durant l’été 2014. « Financer des murs “physiques”, ça n’est pas politiquement correct. En revanche, l’UE envoie des fonctionnaires et déploie des fonds importants dans la surveillance technologique. » Le Fonds pour la sécurité intérieure, lancé fin 2017, doté de 3,8 milliards d’euros, ou d’autres au nom plus trompeur, comme le Fonds Asile migration intégration, servent ainsi au renforcement des frontières extérieures.

« C’est facile pour les grands démocrates bruxellois de s’offusquer des violations en Bulgarie : ce sont quand même les conséquences de vingt ans de politique migratoire européenne. Ils ont tout fait pour en arriver là », tranche Marine De Haas. En octobre 2016, un nouveau corps de gardes-frontières avait été inauguré à la frontière turco-bulgare, à la demande expresse du président de la Commission, Jean-Claude Juncker. Pour empêcher la venue par les voies terrestres de ceux qui évitent la Méditerranée, les moyens ont été élargis, avec un doublement des effectifs. « Dès les débuts de Schengen, il y a eu cette suspicion à l’égard des gardes-frontières bulgares : “Il y a de la corruption, ils sont mal payés, ils veulent arrondir leurs fins de mois…” », souligne Virginie Guiraudon, directrice de recherche au CNRS sur les politiques européennes d’immigration. « Le mot-clé pour l’espace Schengen, auquel prétend la Bulgarie, c’est la confiance. Ce qui explique cette présence européenne ainsi que la volonté des Bulgares de montrer qu’ils sont capables de surveiller leurs frontières. » Aujourd’hui, environ 130 agents venus d’autres pays opèrent à leurs côtés.

Les réseaux de passeurs aussi contrôlent les frontières. « Des passeurs nous ont emmenés dans une maison où nous sommes restés un mois environ. Tous les jours, ils nous demandaient de l’argent, nous disaient d’appeler nos familles pour qu’elles en envoient », raconte Zoher. Jan*, bloqué quatre mois dans le pays jusqu’en janvier 2017, décrit une maison similaire, où des policiers bulgares sont venus les chercher directement. N. raconte avoir été conduit dans un « grand centre » à Sofia, avec 120 personnes comme lui. À leur arrivée, les passeurs leur ont demandé « 50 euros par personne », parfois leur téléphone, pour les donner à la police, avec la promesse qu’ainsi ils ne seraient pas conduits en prison et qu’on ne leur demanderait pas leurs empreintes. N. confirme que des policiers sont bien venus dans le centre, ont pris l’argent et les téléphones, les ont vus dans les chambres… mais sont repartis. L’attente a duré quinze jours, N. a payé « mille euros de plus » pour espérer être libéré. Tous mentionnent les violences physiques des passeurs pour obtenir de l’argent supplémentaire.

La police bulgare a fini par revenir pour emmener Zoher et les autres dans des centres fermés. Dans celui où il a été retenu, « c’était comme des cages : il y avait cinq cellules avec environ cinquante personnes dans chacune. On ne pouvait pas sortir, il y avait beaucoup de caméras de surveillance. Juste une fois par jour, pour aller aux toilettes ».

Racket, coups au moindre prétexte, strict contrôle des déplacements : dans les centres de rétention, les policiers bulgares font leur loi. Le tout hors de vue des services médico-sociaux, quasi absents. L’accès à l’information sur le droit d’asile est extrêmement restreint dans les centres, ouverts comme fermés. « Les policiers ont pris tous mes documents prouvant que je travaillais pour l’armée afghane à la protection de l’armée française, assure Zoher. Ils ont relevé nos empreintes. Moi, je ne voulais pas, mais ils m’ont forcé. »

La Bulgarie reçoit une aide financière de l’UE, comme l’Italie ou la Grèce, pour appliquer cette procédure. Or, parmi les « dublinés » forcés à demander l’asile en Bulgarie, la plupart ne l’obtiennent pas. Seulement1,5 % des Afghans obtiennent l’asile, contre 65 % en moyenne dans l’UE. « Il y a aussi des nationalités qui ont 100 % de rejet. » Beaucoup sont expulsés dans leurs pays d’origine.

La règle de la politique migratoire bulgare est simple : ni entrées ni sorties illégales. Les violences à la frontière avec la Serbie sont les mêmes qu’à l’entrée : « Quand les gardes nous attrapent sur le chemin, dans la forêt, ils frappent tout le monde. Ils ont des chiens gros comme des tigres qu’ils lâchent sur nous », raconte Jan Guhl. Pour les étrangers, quitter le territoire sans avoir une autorisation des autorités est passible, selon le code pénal, de cinq ans d’emprisonnement. Le jeune Nassim a essayé huit fois de sortir de Bulgarie. Lors d’une de ses tentatives, il a été arrêté et condamné à six mois de prison. Environ un mois après, il a revu le juge : « Il m’a demandé de signer un document attestant que je ne m’échapperais plus, puis on m’a renvoyé dans un centre. » L’arbitraire règne quant aux peines encourues et à la durée de rétention.

Cette volonté de « bien faire » dans le blocage des personnes migrantes sert des ambitions européennes : « Il y a pas mal de temps que l’intégration de la Bulgarie dans l’espace Schengen est en discussion : ça a d’abord été refusé pour “corruption rampante”, puis “crime organisé” », explique Marine De Haas. La Commission européenne avait donné son feu vert en 2010, mais un groupe d’États, dont la France et l’Allemagne, a bloqué l’unanimité. « Depuis quelque temps, la question de la surveillance aux frontières est brandie par la Bulgarie. Une rhétorique reprise et instrumentalisée par les responsables européens. »

L’accession de Roumen Radev, socialiste, à la présidence de République, en 2016, s’était nouée sur un programme centré autour du contrôle de l’immigration. Le 1er février, lors de réunions inaugurant l’arrivée de la Bulgarie à la présidence de l’UE pour six mois, le Premier ministre bulgare a considéré son pays comme « le meilleur protecteur des frontières extérieures de l’UE » et exigé des autres qu’ils cessent de s’opposer à son entrée dans Schengen. « Cette perspective demeure cependant très incertaine : l’espace Schengen est en train d’être réformé, et ça n’ira pas dans le sens d’une ouverture », considère Virginie Guiraudon. Révision de Schengen, nouveau règlement Dublin… Même si la Bulgarie a davantage de visibilité et de poids sur le calendrier des réformes de l’UE jusqu’à la fin de sa présidence en juin, tout est en chantier.

Il y a tout juste un an, la France expulsait Amir Awais, exilé afghan, en Bulgarie. Ses empreintes y avaient été relevées, comme pour beaucoup d’autres, sous la contrainte. « Je pensais que je serais protégé de tout ça en France, témoigne le jeune homme de 25 ans, en contact téléphonique avec le collectif Paris d’Exil, depuis un centre d’hébergement bulgare. Et maintenant regardez dans quelles conditions je suis contraint de vivre ! Dans ce camp où même un rat ne voudrait pas dormir… Qui voudrait de cette vie-là ? J’ai l’impression d’être piégé dans un calvaire sans fin. »

[*] Certains prénoms ont été modifiés.

Monde
Temps de lecture : 9 minutes

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