« La sélection va à l’encontre du projet universitaire français »
Annliese Nef, enseignante-chercheuse en histoire médiévale à Paris I, expose toutes les raisons pour lesquelles, avec ses collègues, elle s’est engagée aux côtés des étudiants mobilisés contre les projets du gouvernement.
Syndiquée au Snesup, Annliese Nef fait partie des membres du personnel de l’université mobilisés contre la loi « relative à l’orientation et la réussite des étudiants », dite loi ORE, et la plateforme Parcoursup. Réunis ce matin en assemblée générale, ils ont reconduit leur mouvement de grève, entamé vendredi dernier, jusqu’à jeudi prochain, et demandé la suspension des examens à venir.
La mobilisation des enseignants de Paris I, jusqu’alors plutôt discrète, est-elle en train de s’amplifier ?
Annliese Nef : Il est certain qu’elle s’amplifie depuis un mois, même si elle n’est pas aussi massive qu’en 2009, lors de la contestation de la loi LRU, relative aux libertés et responsabilités des universités, car une partie des personnels a le sentiment de ne pas avoir été écoutée alors. On peut toutefois analyser la chose autrement et estimer que nous ne nous sommes pas donné, en 2009, les moyens d’être écoutés. Il serait grand temps que nous le fassions car cette loi-ci risque bien d’être le dernier clou sur le cercueil de l’université française, telle qu’elle était définie depuis la fin du XIXe siècle, en dépit des réformes successives, et jusqu’aux années 2000. Ce processus est général en Europe et chaque pays voit disparaître les spécificités de son système universitaire et souvent les éléments qui en faisaient la qualité et l’intérêt (en dépit de ses défauts, nul système n’étant parfait bien entendu). Ceci tient à ce que ces réformes ne tiennent pas compte précisément des spécificités et qualités de chaque système.
Une partie de la faible mobilisation initiale concernant la loi ORE tenait à une méconnaissance de la réforme, qui avançait cachée, et à une fatigue des enseignants devant le peu de considération dont ils sont l’objet. Les personnels des universités ne sont pas très bien payés, ils travaillent beaucoup, dans des conditions de plus en plus difficiles, sans même évoquer l’énorme quantité de travailleurs précaires. De plus, l’université est toujours suspectée de ne pas être à la hauteur de sa tâche. Or il faut tout de même rappeler que de taux d’obtention de diplômes en France dans l’enseignement supérieur est de 80 %. C’est l’un des meilleurs taux de l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économiques. Alors oui, il y a des réorientations, mais elles sont la condition de cette réussite. Contrairement à ce que tout le monde dit, l’université française ne démérite pas.
Cela se sait peu…
Il faut se réapproprier ce savoir. Des tas d’études sont faites, sur les taux d’insertion professionnelle par exemple, que personne ne regarde. Ce qui manque à beaucoup de collègues, c’est ce savoir général, nécessaire pour combattre les mensonges du gouvernement. On pourrait penser que l’on a affaire à un manque d’envie de se battre, qui se retrouverait dans le reste de la société. Mais cette apathie apparente n’est pas un acquiescement, les gens sont en colère mais fatigués. Il y a des personnes qui résistent, qui luttent ; mais l’organisation est plus difficile, plus exigeante qu’avant, elle ne repose plus sur les partis politiques, ce qui demande une forte intelligence collective, de l’énergie… Je ne suis malgré tout pas pessimiste. C’est aussi le tribut d’une société plus intelligente, plus éduquée. Il y avait, jusqu’à aujourd’hui, de nombreux enseignants mobilisés, mais aucune continuité dans l’action. Il semblerait que le vent soit en train de tourner, la mobilisation prend corps.
Un sentiment de perte de sens
Le président de l’université a convié, vendredi 6 avril, des représentants du personnel et des étudiants pour faire le point sur la situation à Tolbiac, qu’en ressort-il ?
L’assemblée général des personnels, qui s’était tenue la veille à Tolbiac, avait invité les collègues à s’y rendre afin de participer au débat. Il a eu lieu, dans une certaine mesure, puisque ceux qui feignent de croire que rien ne se passe dans l’université et qu’il suffit de regarder ailleurs pour que le « problème » se tasse, ont été obligés d’entendre ce que nous avions à dire. Il est grand temps que la communauté universitaire, qui mêle étudiants, administratifs et enseignants, prenne le temps de se réunir, de débattre de l’université qu’elle veut et des moyens nécessaires pour cela. La souffrance au travail est grande, mais aussi le sentiment de perte de sens à cause de réformes à répétition, du manque de moyens etc. Cela rejaillit sur les étudiants, nécessairement.
Personnellement, je demeure convaincue que l’enseignement est un travail merveilleux et enthousiasmant, j’ai la chance de le pratiquer dans des conditions satisfaisantes, bien que les groupes soient souvent surchargés. Mais le manque de postes, la précarité, la souffrance, sont des réalités qui m’entourent et que je ne peux nier. Nous soutenons de jeunes chercheurs qui souhaitent eux aussi enseigner et faire de la recherche, mais leur horizon semble bien sombre.
Le blocage du site est-il une bonne méthode ?
Le blocage de Tolbiac est positif, non seulement parce qu’il rend visible une opposition, mais parce qu’il permet aussi à un malaise réel de s’exprimer au grand jour. Sur ce point, deux conceptions s’opposent, comme cela s’est donné à entendre lors de la réunion : celle de ceux qui ne vont pas à Tolbiac et imaginent des choses terribles ; et celle de ceux qui y passent du temps et pensent qu’il faut discuter avec les étudiants, profiter de ce moment pour rompre avec la dimension trop souvent unilatérale de la relation pédagogique. Pour les uns, le blocage a pour conséquence une remise en cause de leur autorité, une confiscation de leur lieu de travail ; pour nous, c’est la manifestation d’une prise de conscience étudiante qui ne se positionne pas contre les enseignants. Cela crée une occasion de discuter tous ensemble, c’est une réappropriation de l’université.
Frédérique Vidal faisait part, la semaine dernière, au micro de Public Sénat, de sa surprise concernant la contestation de la loi ORE, cette dernière ayant été « approuvée par la majorité des organisations syndicales représentant les personnels et étudiants », une réaction ?
Sa surprise s’explique sans doute par le fait qu’elle n’a pas cherché à savoir ce que les organisations syndicales pensaient de sa réforme. Du reste, le large spectre couvert par l’inter-fédérale (groupement de plusieurs syndicats et associations) qui demande l’abrogation de la loi ne laisse pas place au doute. Le rejet est massif. Cette réforme est un exemple de plus de l’autoritarisme du gouvernement, qui a même commencé à la mettre en place avant même qu’elle ne soit votée. Rappelons que la loi n’a été promulguée que le 8 mars, moins d’une semaine avant la fermeture des inscriptions sur Parcoursup. L’étonnement de la ministre n’est qu’une posture de communication.
Une sélection sociale se met en place
Au cours du même entretien, elle dénonçait une campagne de désinformation à propos de la plateforme Parcoursup, et affirmait notamment qu’« il ne s’agit en aucun cas de sélectionner », qu’en est-il ?
Il est grave qu’une ex-universitaire ait déjà oublié le souci de la vérité et d’un savoir s’appuyant sur des faits, que nous devrions avoir en commun. Parcoursup n’a pour seul objet que la sélection puisque la combinaison de la fin de la hiérarchie des vœux crée de la tension artificiellement y compris dans les filières où elle n’existait pas et que l’ajout d’éléments telle la « fiche avenir » (remplie par les enseignants après que les candidats aient fait leur choix) montre parfaitement de quoi il est question. Le résultat est d’ailleurs clair : une partie des candidats potentiels s’est tout de suite tournée vers les formations privées payantes, de peur de ne pouvoir obtenir ses choix.
Que reprochez-vous à la loi ORE et à Parcoursup ?
Parcoursup c’est sans aucun doute une sélection déguisée, et la seule solution que le gouvernement a trouvée pour faire face à la croissance démographique, ce qui est quand même un peu triste. Ou plus exactement, il profite de cette hausse démographique, à moyens constants, pour tenter d’imposer la sélection à l’entrée à l’université. La sélection va à l’encontre du projet universitaire français, qui consiste en une production et diffusion du savoir ouverte à toutes et à tous. Aujourd’hui, 60 % de l’enseignement supérieur est sélectif, entre les IUT, les classes préparatoires, la médecine… c’est déjà beaucoup, mais le gouvernement veut rendre sélectif les 40 % restant. Même les enseignants qui sont pour la sélection sont contre Parcoursup.
Si on regarde les critères de sélection, ils sont aberrants, ce sont ceux qui laissent le plus de place à une inégalité de traitement et de contexte. Seules les notes de contrôle continu sont prises en compte, celles qui dépendent le plus de l’établissement de scolarisation. Les « fiches avenir » sont remplies de manières très différentes par nos collègues dans les différents lycées. Certains professeurs les auront remplies en mettant la meilleure note possible à tout le monde, d’autres auront été plus pointilleux, jugeant en fonction d’une connaissance parfois rudimentaire des formations universitaires… Quant aux lettres de motivation, personne ne les lira, et on ignore si elles ont été écrites par la sœur, le frère, la maman, une officine quelconque… cela n’a pas de sens.
C’est donc une sélection sociale qui se met en place. C’est la négation du système éducatif français, de l’esprit de l’université. Et puis, qui accepterait de confondre une régularité statistique – du type, tel bac vaut mieux que tel autre pour réussir à l’université – avec un destin individuel ? Puisque les filles réussissent mieux que les garçons, faudrait-il demander à l’algorithme de préférer les premières ? Pourquoi admettre des étudiants contraints d’avoir une activité salariée hebdomadaire dépassant les 15 heures alors que les statistiques montrent leur fort taux d’échec ?
Au-delà de la sélection, quels sont les points de friction concernant ce texte de loi ?
Dans le cadre de la loi ORE, un certain nombre de mesures vont venir compléter le dispositif, c’est-à-dire achever la destruction de l’université. La licence va être réformée. Les étudiants de première année se verront proposer une licence à la carte, ce qui va rendre possible des variations telles d’une université à l’autre que le cadre national des diplômes ne sera plus qu’une expression vide. Le statut des enseignants-chercheurs va aussi être refondu avec le même art de la concertation… Ce gouvernement va très vite, avec une grande brutalité. C’est inquiétant.
Au-delà de la sélection, il y a un projet cohérent. Il s’articule avec la réforme du bac. Tout cadre national doit être cassé, la compétition doit régner entre les individus, entre les facs, entre les établissements du secondaire… Il est clair que la sélection n’avantagera qu’une poignée d’universités, objectif de longue date des réformes engagées en Europe depuis le lancement du processus de Bologne, en 1998. Il s’agit de doter fortement certaines universités, en reléguant les autres à une sorte de « second rang ». Or, l’université est nécessaire à la démocratie. Elle est un lieu d’émancipation et un contre-pouvoir par bien des aspects, par la recherche qu’elle produit, loin des facilités et des raccourcis, voire des manipulations de la politique la plus ordinaire et des médias les moins sérieux. Elle diffuse largement ce savoir (par la formation initiale, la formation continue et l’université du temps libre, pour ceux qui veulent aller ou retourner à l’université après une vie de travail). De manière plus large, elle est une sorte de contre-modèle pour les néo-libéraux. Mal payés, déconsidérés, les universitaires restent passionnés, pour la plupart, par leur métier. C’est le célèbre « intérêt au désintéressement » de Pierre Bourdieu, à mille lieues d’une élite fascinée par l’argent et la réussite, qui bien souvent… n’a pas fait l’université, qu’elle méprise sans même avoir une idée de ce qui s’y passe ! Élite dont le conformisme est dénoncé maintenant par les membres du jury d’admission à l’ENA (rapport 2017).
Il s’agit donc d’une réaction violente contre la démocratisation, imparfaite et améliorable, de l’enseignement supérieur. Sur ce point, deux grandes visions du monde s’affrontent : pour les néo-libéraux, les étudiants, qui seront bientôt trois millions dans l’enseignement supérieur, sont de fait soustraits au marché du travail. Une minorité en a le droit, mais seulement celle qui suffit à la reproduction sociale. Pour ceux qui s’opposent à cette vision, dont je suis, il est bon de pouvoir entrer dans sa vie d’adulte en ayant le droit de faire autre chose que de travailler, ce qui implique aussi que ceux qui le veulent puissent le faire, ce qui n’est pas garanti non plus aujourd’hui. Il faut que les conditions de possibilité existent, donc que l’université ne coûte pas trop cher, et qu’on puisse y accéder. La sélection vise précisément à rendre difficile ce dernier point, et l’on sait que les hausses de frais d’inscription s’annoncent à l’horizon. C’est en résonance avec toute la politique menée par Emmanuel Macron et son gouvernement.