Laissez-nous (bien) travailler !

Alors que la grève intermittente s’installe à la SNCF et que s’étendent d’autres conflits, émerge la question centrale du sens du travail, écrasé par un management absurde et l’obsession du rendement.

Pouria Amirshahi  • 11 avril 2018 libéré
Laissez-nous (bien) travailler !
© photo : Eugenio Marongiu / Cultura Creative / AFP

Pour le moment, excepté la grande marche du 5 mai, journée de « débordement national » selon les mots de Frédéric Lordon, déclarée « fête à Macron » par François Ruffin, il n’y a pas – encore ? – de « convergence des luttes » ni de « fédération des causes ». Mais la multiplication des protestations depuis septembre interroge : quel point commun entre les gardiens de prison, les personnels hospitaliers, les cheminots, les éboueurs, les magistrats, les hôtesses de caisse de supermarché, les professeurs d’université, les jeunes salariés dans le jeu vidéo ?

Certains diront que les déclencheurs sont chaque fois différents : la sécurité au travail, la protection de l’emploi, le refus d’un recul social ou juridique, le rejet des cadences… Ils diront aussi que chaque catégorie a son mot d’ordre : la défense de l’emploi à Carrefour, les salaires à Air France (seul secteur, d’ailleurs, où la revendication salariale est première), le refus de la dématérialisation de la justice par les avocats et les juges, le refus de la sélection par les enseignants…

Pourtant, un ressort commun transparaît : le rapport à la qualité du travail, et donc à la dignité de celles et ceux qui l’exercent. En écoutant les voix qui émanent des mouvements actuels (voir nos portraits), on décèle souvent, dans le public comme dans le privé, un même refus des méthodes absurdes de management et de l’obsession du rendement et de la baisse des coûts. Une culture patronale qui dévitalise les métiers, en même temps que se sont dégradées les conditions de leur exercice.

« La question, c’est bien le sens du travail, constate Danièle Linhart, sociologue du travail et de l’emploi, directrice de recherches au CNRS. C’est-à-dire la dignité, la qualité et la finalité ; elle n’est pas nouvelle mais elle ressurgit aujourd’hui. » Dans La Comédie humaine du travail (1), elle retrace l’évolution des méthodes de gestion de la productivité des travailleurs et constate que les transformations ontologiques du système capitaliste, à la fois par la financiarisation et le néo-management, ont changé profondément la nature de la relation au travail, y compris dans le secteur public. L’entreprise comme l’administration sont désormais conçues « d’en haut », par une logique gestionnaire dont le travail est en réalité absent. « Rarement on a été aussi loin dans une volonté d’appropriation, réelle et symbolique, du travail et donc de l’identité professionnelle de celles et de ceux qui l’exercent », avance Danièle Linhart. La chose a même été presque officialisée dès 1999, quand le Conseil national du patronat français (CNPF) devient le Mouvement des entreprises de France (Medef) : les patrons prétendent ainsi représenter seuls les entreprises. Et les métiers disparaissent.

Éthique professionnelle

L’entreprise est dorénavant définie par ces « premiers de cordée » auquel le jeune chef de l’État ne cache d’ailleurs pas un soutien primordial. En septembre 2017, Emmanuel Macron, président depuis quatre mois, délivre dans le magazine de la SNCF une analyse qui dit tout de l’évolution récente : « Beaucoup ont encore le sentiment […] que la fierté de la SNCF, c’est d’avoir de beaux trains, de belles gares et des infrastructures. Ce n’est pas vrai : ce sont les voyageurs, les chargeurs [le fret, NDLR] et les données les concernant qui ont de la valeur dans cette entreprise. » En une phrase, Emmanuel Macron dissout le réel : les savoir-faire des salariés… jusqu’aux salariés eux-mêmes.

« Les critères d’un travail de qualité ne sont pas les mêmes selon qui les énonce,explique Éric Polian, expert auprès des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans un cabinet parisien agréé. Il y a ceux qui pensent le travail de très loin et qui, “de là-haut”, n’ont en tête que des objectifs de rentabilité – et, dans les administrations, de “rendement” –, et il y a ceux qui l’exercent et qui apprécient d’être fiers de leur métier. » Le nouveau discours managérial des uns a rarement à voir avec la réalité des autres. « Le fossé est béant entre la rhétorique générale et ce que vivent les gens qui travaillent », souligne Danièle Linhart.

Et d’avancer ainsi l’hypothèse d’une préoccupation commune aux mobilisations en cours, d’abord fondée sur la possibilité même de bien faire son travail. Il s’agit de défendre les conditions qui permettent de lui donner du sens. En d’autres termes, de défendre une éthique professionnelle. « Si la question se résumait à la défense de leur statut, alors il n’y aurait sans doute pas de mouvement, car les cheminots actuels, qui en bénéficient déjà, le conserveront. C’est donc qu’il y a autre chose, qui ne relève justement pas de l’égoïsme d’une corporation ni même des individus, suggère Éric Polian. Les cheminots sont bien conscients des trains annulés, bondés, en retard, des bugs informatiques. Ils sont juste écœurés qu’on leur en fasse porter la responsabilité, alors même que leurs capacités à bien faire leur travail ont été saccagées. »

En cause : les choix d’organisation du travail, en général justifiés par les mots « rationalisation », « mutualisation », « efficience », et qui, sous l’empreinte des nouvelles méthodes managériales, déstabilisent les salariés, atteignent l’estime de soi et rongent même le sentiment de fierté d’exercer un métier que l’on aime, ou à tout le moins que l’on pense utile. Des concepts de « modernisation » soutiennent désormais des projets d’entreprise dans une novlangue managériale absconse. Emmanuel Macron n’avait-il pas souhaité en septembre que la SNCF devienne une « entreprise d’agrégation de mobilités (2) » ?

Qualité d’emploi

En fait, les mobilisations actuelles semblent répondre à l’absence de la représentation des salariés, voire de leur existence, dans le discours. On assiste également à une indignation face aux injustices : celles créées par l’insolence des profits de quelques-uns au regard des conditions matérielles de tous les autres ; mais aussi celles créées – y compris dans le secteur public, entreprises et administrations confondues – par le « mur de la direction, qui ne donne sens ni au travail ni aux métiers », selon Danièle Linhart.

Les salariés de Carrefour peuvent bien s’interroger sur la finalité d’un emploi qu’ils perdent, alors que c’est grâce à leur travail que l’entreprise fait des profits (1 milliard en 2017). Les enseignants des universités se demandent à quoi bon diffuser le savoir si on instaure une sélection entre les jeunes (Parcoursup), empêchant ainsi cette diffusion.

La finalité du travail, c’est donc son éthique, aujourd’hui mise à mal, selon l’économiste Thomas Coutrot, car « la fonction humaine du travail est de plus en plus mutilée par une fonction de profit ». Déjà, le 31 août 2017 (3), il constatait que le « travail en tant que rapport de domination prend le pas sur le travail en tant qu’activité ». Et d’ajouter aujourd’hui : « Ce qui peut jouer dans l’opinion, c’est si les représentants des catégories en mouvement insistent moins sur la logique catégorielle que sur le sens de leurs métiers. Par exemple, les cheminots seraient crédibles s’ils parlaient du rôle des trains dans la transition écologique, dans le lien social, dans les dynamiques territoriales. ».

Enjeu à gauche

Si la gauche semble se redynamiser elle aussi à la faveur du mouvement social, elle privilégie plus souvent la question de l’emploi par rapport à l’enjeu de la qualité du travail, comme si les deux sujets devaient se hiérarchiser, voire s’opposaient.

Il y a certes eu, sous les deux précédentes législatures, des initiatives parlementaires pour la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle (4). Benoît Hamon avait mené sa campagne présidentielle sur le thème de la « transformation du travail ». Récemment, Olivier Besancenot évoquait dans nos colonnes _« l’éthique professionnelle bafouée et dénigrée (5) ». Mais cette réflexion est encore loin d’être au cœur des débats de la gauche politique, bien que les signaux venant de la base se multiplient, notamment via les rapports commandés par les CHSCT, les comités d’entreprise, mais aussi par des employeurs eux-mêmes. La CFDT avait également publié en mars 2017 une grande enquête sur le monde du travail auprès de 200 000 salariés, qui révélait cet étonnant paradoxe : 82 % des personnes interrogées disaient aimer leur travail, mais 36 % déclaraient avoir déjà fait un burn-out.

Aujourd’hui, trop souvent, « la gauche s’en moque (6) », regrette Thomas Coutrot dans son dernier ouvrage paru. Pire, ces dernières années, un discours s’est installé dans le pays, y compris à gauche, autour de la notion de « valeur travail », celle-ci sonnant comme une évidence. Peu se sont interrogés sur le caractère réactionnaire de cette invocation ; car le travail, pas plus que la famille d’ailleurs, n’est une « valeur », contrairement, par exemple, à l’individualisme ou à la solidarité. C’est d’abord un fait social et humain, qui a une valeur… économique et monétaire. Mais quelle est sa valeur éthique ? N’est-ce pas là, dans cette quête de sens de l’activité humaine et des rapports économiques, dans l’incarnation de cette exigence de morale et de justice, que se joue, pour la gauche et les syndicats, l’enjeu du moment ?

(1) Éditions Érès, 2015.

(2) C’est-à-dire une entreprise générale de transports, et non uniquement de trains, comme il l’avait déjà souhaité en 2015, alors ministre de l’Économie de Manuel Valls, avec le développement des autobus, se substituant à la rénovation des lignes de chemin de fer.

(3) Sur France Culture, « Les Penseurs du travail » (4/4).

(4) Notamment les frondeurs socialistes en 2014, la France insoumise et les communistes en 2018.

(5) Politis, n° 1495, 22 mars 2018.

(6) Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi cela doit changer, Seuil, 2018.

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