Les facs en ébullition
Alors que le gouvernement pensait avoir fait passer sans encombre sa réforme, le mouvement étudiant prend subitement de l’ampleur sur fond de violences et d’une large prise de conscience.
dans l’hebdo N° 1497 Acheter ce numéro
La fronde contre la « loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants » (ORE), dite aussi loi Vidal, modifiant l’accès à l’université a subitement pris de l’ampleur la semaine dernière. À la veille du week-end de Pâques, près d’une quinzaine d’établissements universitaires étaient touchés par des rassemblements ou des blocages. Circonscrit jusque-là à quelques villes en régions – Toulouse, Montpellier, Nantes, Bordeaux… –, le mouvement a gagné la capitale, où le site de Tolbiac de l’université Paris-I est occupé depuis le 23 mars. Et s’est amplifié après l’expédition punitive survenue à Montpellier, pour laquelle le doyen et un professeur de la faculté de droit sont mis en examen.
À Montpellier bien sûr, où les étudiants étaient déjà nombreux parmi les 10 000 manifestants du 22 mars. Les assemblées générales (AG) qui ont suivi l’agression par un commando armé et masqué des quelque cinquante étudiants qui occupaient un amphithéâtre ce soir-là ont rassemblé autour de 3 000 personnes, essentiellement à la fac de lettres Paul-Valéry. Les étudiants mobilisés dénonçant un climat de peur et de tension. _« On suspecte d’autres professeurs présents parmi les membres du commando, notamment parmi ceux dont le visage n’était pas masqué. Mais c’est à l’enquête de police de le dire », explique Louise, étudiante en troisième année de science politique. « La situation est compliquée pour les étudiants, surtout en droit. Et lorsqu’on nous explique que les cartes d’étudiant vont être contrôlées à l’entrée de la fac par la sécurité, on est encore moins rassurés puisque des membres de ce service de sécurité auraient fait partie du commando… » L’émotion provoquée a toutefois dopé le mouvement, encouragé par les très nombreux témoignages de sympathie venus d’autres universités, et même de Bruxelles, de Londres ou du Canada.
La situation est au moins aussi explosive à Toulouse-Le Mirail, où le refus de la fusion de toutes les universités toulousaines, sauf celle de droit et de sciences économiques, mobilise depuis près de trois mois. Ce mouvement, local au départ, tend à vouloir « devenir le fer de lance d’une mobilisation nationale » contre la loi Vidal et au-delà, explique Séraphin Alava, professeur de sciences de l’éducation, syndiqué au Snesup. « Le mouvement est massif, bien implanté, avec des AG à plus de 2 000 personnes à chaque fois. Et une volonté, exprimée par beaucoup, d’aller vers une convergence des luttes avec comme mot d’ordre général la défense du service public, de la SNCF au secteur hospitalier, de la justice aux universités et à Air France, qui est très important à Toulouse. » Vendredi 30 mars, étudiants, professeurs et personnels administratifs reconduisaient la grève et l’occupation jusqu’au 3 avril, et prévoyaient de rejoindre la manifestation des cheminots et des salariés d’Air France ce jour-là. Un bon millier avait déjà défilé le 22 mars.
La faculté étant bloquée depuis trois semaines, certains professeurs ont bien tenté de faire cours dans des cafés, mais sans grand succès. Et quand le maire de Toulouse a proposé de mettre à disposition des salles municipales pour reprendre les cours, « les étudiants lui ont demandé de les utiliser plutôt pour les nombreux SDF toulousains », se félicite Aurélie-Anne, étudiante syndiquée à l’Union des étudiants toulousains (UET). Cette ancienne élue au conseil de la vie étudiante et de la formation s’inquiète toutefois du climat de tension croissante sur le campus du Mirail, où des groupes d’extrême droite (Action française, GUD, FN) ont menacé directement des étudiants occupant les locaux de l’université. Elle-même a reçu des menaces de viol et d’agression physique par SMS ou sur Facebook. Les plus mobilisés sont donc prudents et évitent de se déplacer trop souvent seuls.
Une précaution que l’on retrouve dans d’autres universités. Le 29 mars à Tolbiac, à la troisième AG depuis le début de l’occupation, aucune captation d’image n’était tolérée, sauf les photos floutées ou de dos. Explication : plusieurs étudiants auraient été violemment pris à partie sur les réseaux sociaux, notamment sur la plateforme jeuxvideo.com, après la diffusion de leur image, et certains auraient reçu des menaces émanant notamment de groupuscules d’extrême droite. À Nantes, c’est le visage dissimulé qu’une poignée d’étudiants ont tenu, le 30 mars, une conférence de presse théâtrale dans deux amphis de sciences humaines, occupés et dûment décorés, et lu une déclaration résolument politique. « Nous revendiquons la liberté de découvrir, de se découvrir, d’avoir le droit d’échouer », scande une silhouette colorée depuis l’estrade. « Nous n’avons rien à perdre, car nous avons déjà tout perdu : droit du travail, droit au chômage, droit au logement, études pour tous et retraite assurée se sont envolés », martèle une autre.
Dans la préfecture de Loire-Atlantique, le mouvement s’est construit patiemment depuis novembre, par une mobilisation pour l’accueil de réfugiés dans deux bâtiments occupés du campus. Leur expulsion manu militari, ordonnée par la présidence de l’université en pleines vacances, le 7 mars, a entraîné une première semaine de blocage, au moment où le plan étudiant commençait à faire parler de lui.
Depuis, l’université était bloquée les jours de mobilisation avec 200 à 300 étudiants en assemblée générale. Les violences du 22 mars à Montpellier et la mise sous tutelle de l’université de Toulouse ont fait grimper les compteurs à 800 étudiants lors de la dernière AG. « Il y a beaucoup de nouvelles têtes et plein de nouvelles idées, c’est très rafraîchissant », s’enthousiasme une étudiante en sociologie qui participe à l’un des nombreux comités autonomes créés dans chaque UFR de l’université.
Les étudiants dénoncent la sélection et des années d’une gestion comptable de l’université qui n’a pas permis d’anticiper l’arrivée sur les bancs de la fac des « baby-boomers » de l’an 2000 (40 000 étudiants supplémentaires en 2018). Ils sont aussi très attentifs aux négociations en cours sur la modification de « l’arrêté licence », qui fixe les règles du jeu du parcours universitaire. Le gouvernement veut éclater les cursus en modules autonomes et abandonner le rythme des « semestres » à valider. Une licence pourra ainsi être passée en deux, trois ou quatre ans selon le rythme choisi par l’étudiant.
Les conséquences concrètes seront considérables pour les étudiants. L’Unef redoute que cela ne crée un nouvel échelon de sélection pour les cours les plus demandés. On peut aussi s’attendre à une augmentation dissimulée des frais d’inscription, si les prix étaient désormais fixés par « unité d’enseignement » et non par année d’étude. Mais c’est la réforme du système des compensations entre les cours qui suscite le plus d’inquiétudes. L’éclatement des licences en modules autonomes ne permettra plus de compenser une note de 9 en histoire moderne par un 11 en histoire contemporaine, par exemple. Les étudiants mobilisés craignent donc que les nouvelles règles, en cours de négociation au ministère, accentuent la logique élitiste.
Un premier bilan de la concertation est attendu dans la semaine du 23 avril, avant une conclusion le 29 mai. En attendant, les étudiants nantais ont voté, ce mardi au cours d’une assemblée générale réunissant 1 300 personnes, un blocage illimité.
La loi ORE, a été promulguée le 8 mars sans faire trop de vagues. Au point que le gouvernement a pu croire que sur ce front-là tout danger était, pour lui, écarté. Raté. « Une mobilisation prend du temps, explique Lilâ Le Bas, la présidente de l’Unef. Il a fallu faire de la pédagogie et mener bataille sur l’interprétation de la loi face à un gouvernement qui prétendait qu’elle n’instaurait pas de sélection. » En parallèle, les lycéens et leurs proches ont fait l’expérience de Parcoursup, le nouveau système de vœux et d’orientation. Des enseignants refusent de l’appliquer. Plus personne, à part le gouvernement et sa majorité, ne conteste qu’il s’agit là de la mise en place d’un système de sélection. Un chiffon rouge qui a fait capoter plusieurs réformes universitaires depuis un demi-siècle.