« L’Île aux chiens », de Wes Anderson : Solidarités canines
Dans L’Île aux chiens, Wes Anderson figure un Japon postcapitaliste où des chiens et des enfants luttent contre l’inhumanité d’un pouvoir autoritaire. Un film à la fois drôle et splendide.
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Combien d’histoires de chiens et d’humains n’a-t-on pas racontées au cinéma ? Wes Anderson, le réalisateur de La Vie aquatique (2004) et de The Grand Budapest Hotel (2014), s’y colle, et cela donne un film hors du commun, à la fois réjouissant, splendide plastiquement et aux résonances politiques innombrables. Un film réalisé en stop motion avec des marionnettes étonnamment expressives, mais dont l’excellence technique ne bluffe pas au point de réduire L’Île aux chiens à une performance d’animation – ce qu’il est aussi.
Enfin, même si Wes Anderson met en scène des chiens pensants et parlants (avec les voix d’acteurs formidables : Bryan Cranston, Bill Murray, Jeff Goldblum, Harvey Keitel, Yoko Ono…), il a le bon goût de ne tomber dans aucune des sensibleries habituelles à ce genre d’histoires. Ce qui est cohérent avec une information de nature anthropologique – si l’on ose dire – qui apparaît au tout début de l’introduction posant la situation : avant d’être domestiqués et réduits à l’état de « bons toutous », les chiens étaient un peuple sauvagement indépendant. C’est comme si le film, pendant toute sa durée, se souvenait de cette donnée première et conférait à la gent canine la potentialité de se saisir de son propre sort.
Mais revenons à la situation. L’action se déroule au Japon, vers 2038, alors qu’une épidémie de grippe canine sévit à Megasaki, une des grandes villes du pays. Le maire, despotique, décide de déporter tous les chiens vers une île abandonnée, attisant la peur de ses administrés pour justifier cette mesure ségrégationniste.
L’« île poubelle » est le lieu de tous les rebuts industriels, des séquelles de catastrophes écologiques ou de tsunamis (le clin d’œil à Fukushima est évident), mais aussi des vains et grands projets, comme un immense parc de loisirs désaffecté… Livrés à eux-mêmes, plus ou moins malades, les chiens se nourrissent de détritus quand ils en trouvent. Leur seul moyen de survie : être en bande. Celle des héros de L’Île aux chiens se voudrait « une meute effrayante de mâles indestructibles ». Du moins, c’est ainsi que Chief voit la bande qu’il forme avec Box, Duke, King et Rex. L’image est avantageuse pour ces bêtes faméliques, mais pas totalement usurpée. Cette bande-là a du chien. Son fonctionnement et ses caractéristiques font partie des points les plus passionnants du film.
En effet, si Chief est le plus casse-cou, le plus courageux et le plus déterminé, il est aussi sociologiquement au plus bas de l’échelle : c’est un chien errant, alors que les autres étaient tous bien casés chez leurs maîtres avant d’en être délogés. Ce qui lui donne un côté irréductible et une certaine mauvaise humeur. Chief a aussi une faille psychologique – il peut mordre en toute occasion – qui, sans que ce soit explicite, semble liée à son stigmate social. Tout cela est à la fois fort drôle et pas du tout innocent. De même que la façon dont la bande prend ses décisions : les cinq chiens votent, Chief se retrouvant systématiquement ultra-minoritaire.
L’irruption sur l’île du jeune fils adoptif du maire, Atari, à la recherche de son propre chien, va enclencher les péripéties. S’engage le combat du cœur et du désintéressement, incarné par Atari et sa nouvelle garde rapprochée, la bande de Chief, contre la brutalité et la corruption. Pour récupérer Atari, le maire de Megasaki lance à leurs trousses des troupes surarmées et, symbole même de l’inhumanité : des chiens robots… De l’autre côté, des solidarités naissent. Notamment avec un groupe de lycéens emmené par une jeune Américaine, Tracy, séparée aussi de sa chienne. Ces hackers et journalistes en herbe traquent la vérité contre des médias aux mains du pouvoir municipal.
Mené tambour battant, à l’image de la musique toute en percussions due à Alexandre Desplat, L’Île aux chiens est un éblouissement du regard, un festival de trouvailles graphiques et picturales, et une tonique épopée contre les pouvoirs excluants. Wes Anderson signe un petit chef-d’œuvre d’humour, un plaidoyer envers nos amis les chiens, et une fable postcapitaliste subversive. Du nanan.
L’Île aux chiens, Wes Anderson, 1 h 41.